On ne croirait pas, comme ça, mais la lecture d’un petit Alain Minc peut produire le même effet qu’une grosse dose de champignons hallucinogènes. Pascale Froment a-t-elle fait cette étrange expérience? Elle s’est en tout cas demandé ce qu’elle lisait quand elle a parcouru son «Homme aux deux visages», dans lequel l’économiste poivre et sel évoque les «itinéraires croisés» de Jean Moulin et René Bousquet:
Je ne me suis pas vraiment jetée sur le bouquin à sa sortie [début mai 2013]. Mais comme il parle de Bousquet, et que j’ai beaucoup travaillé sur le sujet, j’ai fini par l’ouvrir. J’ai été absolument estomaquée. Ses emprunts m’ont sauté aux yeux, c’est un assez petit livre.»
L’essai de Minc compte en effet 188 pages. Pascale Froment, elle, a consacré une volumineuse enquête de plus de 600 pages à René Bousquet (638 pages, pour être précis), un ouvrage de référence paru en 1994 chez Stock, puis réédité chez Fayard en 2001. Elle a vite compris que l’auteur d’«Au nom de la loi» et de «Français, si vous osiez…» l’avait lue de près.
Elle est pourtant habituée à ce qu’on s’inspire de son travail, mais cette fois, avec son avocat, Maître Alain Levy, elle a compté environ 300 emprunts de différentes natures. Les uns sont des reprises de citations qui figuraient à l’identique dans son propre livre, et dont beaucoup provenaient d’entretiens qu’elle avait elle-même réalisés. Les autres sont tout bonnement des reprises de sa propre prose, sous la forme de «passages tricotés avec les mêmes mots». A l’arrivée, elle a le sentiment d’avoir eu affaire, pour tout ce qui concerne Bousquet dans le livre de Minc, à «une sorte de digest» de son propre ouvrage.
Elle qui n’avait jamais porté plainte contre personne a donc décidé d’attaquer en justice, pour «plagiat et contrefaçon»: Alain Minc, qui avait déjà été condamné en 2001 à verser un peu plus de 15000 euros à Patrick Rödel pour avoir pompé son livre sur Spinoza, est convié au Tribunal de grande instance de Paris ce 20 juin.
L’art de bien citer
Chez son éditeur, Grasset, on refuse de commenter l’affaire. Et l’on ignore quelles explications va pouvoir fournir ce drôle d’alchimiste. Mais il n’est pas absolument nécessaire d’avoir soutenu une thèse de doctorat en littérature comparée pour se rendre compte de ce que son «Homme aux deux visage» doit à «René Bousquet». Ainsi, à la page 166 de son essai, Minc cite une longue tirade de François Mitterrand, qu’il considère comme une «incroyable plaidoirie» en faveur de son personnage:
L’homme Bousquet que j’ai connu, un homme d’action, passionné de politique, était très sympathique, très ouvert, un peu fat. Il avait beaucoup de carrure et ce rien d’un petit peu trop lié à ses origines méridionales. Peut-être y avait-il de la fragilité dans ce paraître, dans cette vantardise qui l’ont ensuite accablé. Je pense en particulier aux photos où on le voit avec les officiers allemands.»
Il a surtout une curieuse façon d’introduire cette longue citation:
Poussé dans ses retranchements en 1994 par le livre de Pierre Péan, ‘‘Une jeunesse française’’, Mitterrand assume : ‘‘L’homme Bousquet (…) officiers allemands.’’»
Car si Mitterrand s’est trouvé «poussé dans ses retranchements» par quelqu’un lorsqu’il a prononcé ces mots, il semble surtout que ce soit par Pascale Froment. Elle cite exactement les mêmes propos à la page 549 de son livre. Ils sont accompagnés d’une note précisant qu’ils sont tirés d’un «entretien du 30 juin 1994» réalisé par l’auteur elle-même.
L’essai de Minc, lui, ne comporte pas de note de bas de page. Ce n’est sans doute pas criminel, mais c’est dommage. Du coup, tout laisse penser que c’est à lui que Mitterrand s’est ainsi confié: son avant-propos fait en effet allusion, sur le sujet Bousquet, à «une discussion aussi véhémente que le permettait le respect dû à président de la République hiératique, avec un Mitterrand voulant me convaincre que les années sombres ne pouvaient se juger à travers le blanc et le noir, mais à l’aide de toutes les nuances de gris, du gris clair au gris foncé…» (p. 9)
L’art de bien recopier
Plus embarrassants sont les passages où celui qui a tant conseillé le président Sarkozy se comporte comme un vulgaire Patrick Buisson. Aux pages 24 et 25 du livre de Minc, on lit par exemple ça:
‘‘La Dépêche du Midi’’ s’en fit l’écho, le 9 mars, jour de deuil national, avec un portrait à la Une du courageux chef de cabinet par un envoyé spécial de l’agence Keystone, puis dans un supplément illustré vendu au profit des sinistrés – ‘‘Inondations du Midi en mars 1930, les paisibles rivières devenues torrents de ruine et de mort’’. Sur les cent vingt huit pages de l’opuscule, dix étaient consacrées au rôle de René Bousquet et de son malheureux compère, Adolphe Poult, mais l’essentiel était un récit à la première personne des exploits du chef de cabinet.»
Dans l’édition Fayard du «René Bousquet» de Pascale Froment, page 65 et suivantes, il y avait ça:
Le dimanche 9 mars fut décrété jour de deuil national. (…) En première page de ‘‘La Dépêche’’ parut ce matin-là un portrait de René Bousquet pris par un envoyé spécial de l’agence Keystone. (…) ‘‘La Dépêche’’ publia un supplément illustré à trois francs au profit des sinistrés, intitulé ‘‘Inondations du Midi en mars 1930 – Les paisibles rivières devenues Torrents de ruine et de Mort ». Sur les cent vingt-huit pages de l’opuscule, (…) dix étaient consacrées au rôle d’Adolphe Poult et de René Bousquet, dont sept (…) par le survivant lui-même. Et celui-ci ne lésinait pas sur l’autocélébration, accentuée par l’emploi répété de la première personne.»
A la fin de son livre, Alain Minc prend soin de remercier quelqu’un, qui l’a «aidé sur le plan documentaire pour préparer ce livre.» Le 20 juin, il aura pourtant du mal à convaincre les juges que c’est la faute de cette personne, et à leur faire le coup du nègre peu scrupuleux. Sa bibliographie se trouve bizarrement présentée en deux catégories: d’un côté les livres sur lesquels il a «personnellement travaillé», et de l’autre «ceux à partir desquels M. Louis Manaranche a réalisé des dossiers complémentaires.»
Le volumineux «René Bousquet» de Pascale Froment se trouve classé dans la première catégorie.
Grégoire Leménager