Sujet: LE DROIT ET LA JUSTICE Mar 31 Jan – 9:16
L’amour et l’amitié consistent en une élection. Aimer, c’est être injuste, c’est ne pas traiter tout homme sur un pied d’égalité. C’est pourquoi il est impossible, voire dangereux de fonder le rapport social sur l’amitié ou même sur l’amour du prochain (Arendt). Outre que l’amour et l’amitié, en tant qu’ils sont des sentiments, ne se peuvent commander, ils constituent l’essence même du rapport privé, et conditionner le respect d’autrui à l’amour ou l’amitié serait lui donner un fondement bien précaire, voire contradictoire. Car le lien social est le lien public qui me rattache à tous les autres hommes, ou du moins à tous ceux avec qui je puis être amené à vivre en société. Se comporter de façon juste, ce serait donc faire abstraction des sentiments que j’éprouve à l’égard d’autrui, et me comporter de façon égale envers tous, par exemple envers tous leurs enfants pour des parents, envers tous ses clients pour un commerçant.
Se comporter de façon juste envers autrui, ce serait donc faire comme si nous n’éprouvions ni amitié, in inimitié envers des tiers. Mais l’homme est-il capable de surmonter ainsi ses propres sentiments ? Le sens de la justice n’est-il pas ce qui nous fait le plus défaut, en particulier lorsque nous nous sentons lésés, lorsque nous estimons que l’autre a des torts envers nous ? C’est lorsque nous sommes mus par le désir de vengeance que pratiquer la justice devient une exigence inaccessible (Nietzsche). C’est bien pourquoi la justice doit être rendue par un tiers, par un juge, par quelqu’un d’étranger à la chose jugée. Quand je suis motivé par le désir de vengeance, je surévalue invariablement le tort qui m’a été fait et donc j’attends en réparation du tort subi un châtiment supérieur à l’offense commise. Nul ne peut-être à la fois juge et partie, et l’extériorité du juge par rapport à la chose jugée est le meilleur garant de son impartialité. Alors qu la vengeance privée attiserait à son tour le désir de représailles et nous entraînerait dans le cycle infernal de la violence, la justice est prononcée au nom de la société tout entière et se veut donc une violence unique et définitive faite au coupable pour à la fois honorer la plainte de la victime et mettre un terme au cycle de la violence. Le déni de justice (= le fait de ne pas prendre en considération la plainte de la victime) ne pourrait qu’exacerber le désir de « se faire justice soi-même », ce qui est contradictoire et nous entraînerait à nouveau dans le cycle de la violence.
Toutefois, on ne peut que se demander si la société, en se substituant à la victime pour infliger au coupable un châtiment plutôt que des représailles, n’est pas mue par son propre désir de vengeance vis-à-vis du coupable qui a enfreint la loi et a ainsi menacé l’ordre social. La société disant, à travers ses institutions, le droit à la place de la victime, fait-elle autre chose que se défendre de ceux qui menacent son ordre et sa cohésion ? Ce doute ne peut que redoubler si l’on se demande si la justice humaine, avec ses tribunaux, ne consiste pas à défendre les intérêts de la classe dominante par rapport aux classes opprimées (Marx). Ainsi, les décisions de justice défendant pour chacun le droit à la propriété peuvent sembler justes et impartiales (elles reconnaissent ce même droit à tous les hommes), mais arbitrent en réalité invariablement en faveur des possédants au détriment de ceux qui n’ont rien et voudraient accéder à leur tour à la propriété. Le droit positif (=incarné dans des lois écrites et connues de tous), en vigueur dans chaque pays est au mieux une incarnation bien imparfaite de l’exigence de justice, au pire la légalisation pure et simple de l’injustice et de l’oppression.
La justice est d’une part un idéal impuissant, d’autre part un idéal auquel il est bien difficile de donner un contenu autre que de simples principes aussi généraux que formels : « si nous avions la vraie justice, nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de notre pays. La justice est sujette à dispute, la force est reconnaissable et sans dispute. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. Ne pouvant faire que le juste fût fort, on a fait que le fort fût juste. » (Pascal) L’idée de Pascal est que puisque nous ne parviendrons jamais à réaliser la justice absolue sur la terre, il est sage d’adopter comme principe de se conformer aux usages du pays où nous vivons, sous peine de mettre la société à feu et à sang. Pourtant, Pascal reconnaît lui-même que la force sans la justice est tyrannique. Pouvons-nous renoncer à conserver un droit de regard critique sur le droit en vigueur dans notre pays ?
Suffit-il de se conformer au droit en vigueur pour se comporter de façon juste ? Certes pas puisque, nous le savons, les lois positives peuvent conforter voire ordonner le pire (lois de ségrégation raciale, institution de l’esclavage, meurtre des vieillards dans le Japon traditionnel, etc.)
Conclusion :
La justice est un idéal auquel nous ne pouvons renoncer tout en sachant que nous ne pourrons jamais le réaliser de façon adéquate sur la terre. C’est une idée régulatrice vers laquelle doit tendre tout droit positif qui prétend être autre chose que la pure et simple légalisation de l’oppression. Il y a une histoire du droit, le droit évolue et l’opposition n’est donc pas figée et stérile entre d’un côté une justice abstraite et impuissante, refuge des idéalistes et des songe-creux, et de l’autre le cynisme du droit positif qui a la force de son côté et peut se donner comme contenu le meilleur comme le pire. « La justice est ce doute sur le droit qui sauve le droit. » (Alain) la grandeur du droit est précisément cette capacité de douter, c’est-à-dire de savoir qu’il ne fait que tâtonner en direction d’une justice qu’il ne réalisera jamais parfaitement. Toute la difficulté est alors de savoir à qui revient ce doute : si l’on reconnaît à chaque individu la possibilité de contester le droit existant au nom de ses propres convictions, on vide le droit positif de tout contenu et on le rend incapable de contenir la violence. Si chacun devient son propre arbitre, alors le droit devient incapable d’exercer son rôle d’arbitre. C’est donc non pas à l’individu privé, défendant légitimement ses propres intérêts, qu’il incombe de « douter du droit » au nom de la justice, mais au seul citoyen dans la mesure où il prend part au débat démocratique, ou, sur le plan plus institutionnel, à l’assemblée législative censée représenter l’ensemble de ces citoyens dans les démocraties représentatives.
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n’entendre que les silences,
n’écouter que les mots,
ne donner que le beau,
ta vie aura un sens