20 avril 1956 – Epoux Bertin et ministre de l’agriculture c/ consorts Grimouard

Conseil d’Etat
statuant
au contentieux
N° 98637
Publié au Recueil Lebon

Section

M. Fournier, Rapporteur
M. Long, Commissaire du gouvernement

Lecture du 20 avril 1956

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour le sieur et la dame Bertin demeurant 33 rue Gambetta à Meaux [Seine-et-Marne], ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du Contentieux du Conseil d’Etat le 2 août 1948 et le 26 janvier 1952, et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler une décision en date du 1er juin 1949 par laquelle le ministre des Anciens Combattants et Victimes de la Guerre a refusé de leur verser une somme de 1.009.800 francs ; Vu l’ordonnance du 31 juillet 1945 ; le décret du 30 septembre 1953 ;
Sur la compétence : Considérant qu’il résulte de l’instruction que, par un contrat verbal passé avec l’administration le 24 novembre 1944, les époux Bertin s’étaient engagés, pour une somme forfaitaire de 30 francs par homme et par jour, à assurer la nourriture des ressortissants soviétiques hébergés au centre de rapatriement de Meaux en attendant leur retour en Russie ; que ledit contrat a eu pour objet de confier, à cet égard, aux intéressés l’exécution même du service public alors chargé d’assurer le rapatriement des réfugiés de nationalité étrangère se trouvant sur le territoire français ; que cette circonstance suffit, à elle seule, à imprimer au contrat dont s’agit le caractère d’un contrat administratif ; qu’il suit de là que, sans qu’il soit besoin de rechercher si ledit contrat comportait des clauses exorbitantes du droit commun, le litige portant sur l’existence d’un engagement complémentaire à ce contrat, par lequel l’administration aurait alloué aux époux Bertin une prime supplémentaire de 7 francs 50 par homme et par jour en échange de l’inclusion de nouvelles denrées dans les rations servies, relève de la compétence de la juridiction administrative ;
Au fond : Considérant que les époux Bertin n’apportent pas la preuve de l’existence de l’engagement complémentaire susmentionné ; que, dans ces conditions, ils ne sont pas fondés à demander l’annulation de la décision en date du 1er juin 1949 par laquelle le Ministre des Anciens Combattants et Victimes de la Guerre a refusé de leur verser le montant des primes supplémentaires qui auraient été prévues audit engagement ;

DECIDE :

DECIDE : Article 1er – La requête susvisée des époux Bertin est rejetée. Article 2 – Les époux Bertin supporteront les dépens. Article 3 – Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre des Anciens Combattants.

Analyse du Conseil d’Etat

Par la décision Epoux Bertin, le Conseil d’État juge qu’un contrat est administratif dès lors qu’il a pour objet de confier au cocontractant l’exécution même du service public. Par la décision ministre de l’agriculture c/ consorts Grimouard, il qualifie de travaux publics des travaux accomplis grâce à des fonds privés sur des biens privés, mais qui constituent l’objet même d’un service public.

Ces deux décisions ont renouvelé de manière décisive les notions de contrat administratif et de travaux publics, sur lesquelles des jurisprudences antérieures avaient jeté des incertitudes.

La première de ces affaires posait la question de savoir si le contrat verbal par lequel, en novembre 1944, les Epoux Bertin avaient accepté de nourrir les ressortissants soviétiques qui se trouvaient hébergés dans le centre de rapatriement de Meaux était un contrat administratif. Le second litige était relatif à des dégâts causés par une entreprise à des terrains et des bois de particuliers à l’occasion d’opérations de reboisement menées, dans un cadre contractuel, par l’administration des eaux et forêts sur des propriétés privées. La question était de savoir si les travaux en cause pouvaient être qualifiés de travaux publics.

Par une décision du 31 juillet 1912 (CE, Société des granits porphyroïdes des Vosges, p. 909), le Conseil d’État avait semblé poser deux conditions à l’existence d’un contrat administratif, outre celle quasiment toujours exigée relative à la présence parmi les cocontractants d’au moins une personne publique, à savoir la participation du cocontractant à l’exécution du service public et la présence dans le contrat de clauses exorbitantes du droit commun. Or, le contrat passé entre le chef du centre de rapatriement et les Epoux Bertin ne comportait aucune de ces clauses : il s’agissait d’un contrat des plus banals qui n’était même que verbal.

Sur la suggestion de son commissaire du gouvernement, M. Long, le Conseil d’État revint sur les incertitudes de la jurisprudence des granits, qui d’ailleurs n’était pas retenue dans tous les cas, et jugea qu’un contrat est administratif dès lors qu’il a pour objet de confier au cocontractant l’exécution même du service public, ce qui était évidemment le cas d’espèce dans la mesure où le rapatriement de ressortissants étrangers figurait sans aucun doute au nombre des missions les plus traditionnelles de l’État. L’intérêt de cette solution réside dans le fait que l’administration, lorsqu’elle confie l’exécution même du service public, doit pouvoir user des prérogatives que confère par lui-même le caractère administratif du contrat, sans qu’il soit besoin d ’inscrire ces prérogatives dans ce contrat. Ce faisant le Conseil d’État en revenait à une jurisprudence antérieure (4 mars 1910, Thérond, p. 193).

La solution Epoux Bertin, pour décisive qu’elle soit, n’exclut pas pour autant l’hypothèse qu’un contrat soit administratif s’il contient des clauses exorbitantes du droit commun. Si la condition n’est plus nécessaire, elle demeure suffisante. Par ailleurs, si la seule circonstance qu’un contrat porte sur l’exécution du service public suffit pour qualifier le contrat d’administratif, tel n’est pas le cas d’un contrat qui se borne à prévoir la simple participation du cocontractant au service public. La distinction est souvent très subtile.

Un critère identique fut adopté s’agissant de la notion de travaux publics, laquelle est susceptible d’être retenue pour qualifier des travaux accomplis grâce à des fonds privés sur des biens privés, dès lors que ces travaux constituent l’objet même d’un service public. Tel était le cas des opérations de reboisement dont le législateur, par la loi du 30 septembre 1946, avait souhaité la mise en oeuvre en vue du développement et de la mise en valeur de la forêt française. Le Conseil d’État confirmait une jurisprudence du Tribunal des conflits antérieure de quelques mois (28 mars 1955, Effimieff, p. 617).

En vertu de cette jurisprudence, doivent être regardés comme des travaux publics les travaux qui sont soit exécutés pour une personne publique dans un but d’utilité générale, soit exécutés par une personne publique dans le cadre d’une mission de service public.

Au-delà de leur portée pratique, qui demeure d’actualité, ces deux décisions ont été regardées par la doctrine comme marquant le renouveau de la notion de service public dans la mesure où celui-ci redevenait le paradigme essentiel permettant d’effectuer la distinction entre ce qui relève du droit privé et ce qui relève du droit public. Or, cette équation avait pu sembler remise en cause par les jurisprudences qui avaient reconnu la possibilité de gérer le service public dans les conditions du droit privé.