L’arret Benjamin, 19 mai 1933
La liberté de réunion
Conseil d’Etat
statuant
au contentieux
N° 17413 17520
Publié au Recueil Lebon
M. Ingrand, Rapporteur
M. Michel, Commissaire du gouvernement
M. Tissier, Président
Lecture du 19 mai 1933
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu les requêtes et les mémoires ampliatifs présentés pour le sieur Benjamin [René], homme de lettres, demeurant à Paris, 111 Boulevard Saint-Michel et pour le Syndicat d’initiative de Nevers [Nièvre] représenté par son président en exercice, lesdites requêtes et lesdits mémoires enregistrés au Secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat les 28 avril, 5 mai et 16 décembre 1930 tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler deux arrêtés du maire de Nevers en date des 24 février et 11 mars 1930 interdisant une conférence littéraire ;
Vu la requête présentée pour la Société des gens de lettres, représentée par son délégué général agissant au nom du Comité en exercice, tendant aux mêmes fins que les requêtes précédentes par les mêmes moyens ; Vu les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ; Vu la loi du 5 avril 1884 ; Vu les lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872 ;
Considérant que les requêtes susvisées, dirigées contre deux arrêtés du maire de Nevers interdisant deux conférences, présentent à juger les mêmes questions ; qu’il y a lieu de les joindre pour y être statué par une seule décision ;
En ce qui concerne l’intervention de la Société des gens de lettres : Considérant que la Société des gens de lettres a intérêt à l’annulation des arrêtés attaqués ; que, dès lors, son intervention est recevable ;
Sur la légalité des décisions attaquées : Considérant que, s’il incombe au maire, en vertu de l’article 97 de la loi du 5 avril 1884, de prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre, il doit concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion garantie par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ;
Considérant que, pour interdire les conférences du sieur René Benjamin, figurant au programme de galas littéraires organisés par le Syndicat d’initiative de Nevers, et qui présentaient toutes deux le caractère de conférences publiques, le maire s’est fondé sur ce que la venue du sieur René Benjamin à Nevers était de nature à troubler l’ordre public ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction que l’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre ; que, dès lors, sans qu’il y ait lieu de statuer sur le moyen tiré du détournement de pouvoir, les requérants sont fondés à soutenir que les arrêtés attaqués sont entachés d’excès de pouvoir ;
DECIDE :
DECIDE : Article 1er : L’intervention de la Société des Gens de Lettres est admise. Article 2 : Les arrêtés susvisés du maire de Nevers sont annulés. Article 3 : La ville de Nevers remboursera au sieur René Benjamin, au Syndicat d’initiative de Nevers et à la Société des Gens de Lettres les frais de timbre par eux exposés s’élevant à 36 francs pour le sieur Benjamin et le Syndicat d’initiative et à 14 francs 40 pour la Société des Gens de Lettres, ainsi que les frais de timbre de la présente décision. Article 4 : Expédition … Intérieur.
Analyse du Conseil d’Etat
Par l’arrêt Benjamin, le Conseil d’État donne toute sa portée à la liberté de réunion, consacrée par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 en exerçant un contrôle rigoureux des atteintes qui peuvent légalement lui être portées par des mesures de police, notamment pour le maintien de l’ordre public. Comme l’indiquait le commissaire du gouvernement, suivant une formule souvent reprise : « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception. »
M. Benjamin devait donner une conférence à Nevers sur le thème « Deux auteurs comiques : Courteline et Sacha Guitry. » Devant les nombreuses protestations de syndicats d’instituteurs, qui reprochaient au conférencier de les ridiculiser à l’occasion de chacune de ses interventions, le maire de Nevers décida finalement d’interdire la réunion. Cette décision fut annulée par le Conseil d’État au motif que les risques de troubles à l’ordre public allégués par le maire pour interdire cette réunion n’étaient pas tels qu’ils aient pu justifier légalement l’interdiction de cette réunion, alors que la liberté de réunion est garantie par les lois du 30 juin 1881 et du 28 mars 1907.
Depuis lors, le Conseil d’État a toujours maintenu le principe de cette jurisprudence, suivant laquelle le souci du maintien de l’ordre public doit être mis en balance avec le nécessaire respect de la liberté de réunion. Il a appliqué ce principe en faisant preuve de réalisme, s’attachant aux circonstances de l’espèce, au rapport des forces en présence (voir, par ex., Ass. 23 décembre 1936, Bucard, p. 1151), au climat politique du moment. Cela l’a conduit à exercer, sur les mesures de police en général, un contrôle très poussé (voir, par ex., Sect., 4 mai 1984, Préfet de police c. Guez, p. 164). Notamment, le Conseil d’État vérifie si la mesure de police prise, non seulement est justifiée par rapport aux circonstances, mais également est adaptée et proportionnée à la menace pesant effectivement sur l’ordre public. Le Conseil d’État exerce donc un véritable contrôle de proportionnalité sur les mesures de police administrative.
L’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, issu de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, prévoit que le préfet peut demander au tribunal administratif d’ordonner qu’il soit sursis à l’exécution d’un acte d’une collectivité qui compromettrait l’exercice d’une liberté publique ou individuelle, le tribunal devant statuer dans les quarante-huit heures. Il peut être fait appel de ce jugement devant le Conseil d’État qui dispose lui aussi de quarante-huit heures seulement pour se prononcer (voir, par ex., président de la section du contentieux, 29 juillet 1997, préfet du Vaucluse, ordonnant qu’il soit sursis à l’exécution d’un arrêté municipal interdisant la circulation sur la voie publique, passé 22 heures et jusqu’à 7 heures, des mineurs non accompagnés).
Par la jurisprudence issue de l’arrêt Benjamin, le Conseil d’État a affirmé son rôle de gardien des libertés publiques et individuelles face aux éventuelles atteintes susceptibles de leur être portées à l’occasion de l’exercice du pouvoir de police administrative.