L’arret Société immobilière de Saint-Just, Tribunal des conflits, 2 décembre 1902
Tribunal des conflits
statuant
au contentieux
N° 00543
Publié au Recueil Lebon

M. Accarias, Rapporteur
M. Romieu, Commissaire du gouvernement

Lecture du 2 décembre 1902

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu l’arrêté, en date du 13 août 1902, par lequel le préfet du département du Rhône a élevé le conflit dans l’instance pendante entre lui et les sieurs Noir, Rapou et Arthoud devant la cour d’appel de Lyon ;
Vu les lois des 16-24 août 1790 et 16 fructidor an III ; Vu la loi du 1er juillet 1901 et le décret du 25 juillet 1902 ; Vu les ordonnances du 1er juin 1828 et du 12 mars 1831 ;
Vu le règlement d’administration publique du 26 octobre 1849 et la loi du 24 mai 1872 ;
Sur la recevabilité de l’arrêté de conflit : Considérant qu’aux termes de l’article 8 de l’ordonnance du 1er juin 1828 le délai de quinzaine dans lequel doit être élevé le conflit court du jour de l’envoi fait au préfet du jugement rendu sur la compétence ;
Considérant que si, d’après l’extrait du registre de mouvement, la copie de l’arrêt du 13 août 1902, qui a rejeté le déclinatoire, a été adressée le 14 août par le procureur général, il n’en résulte pas que le préfet du Rhône n’ait pas eu connaissance de cet arrêt de la cour de Lyon, lorsqu’à la date du 13 août il a pris l’arrêté de conflit qui vise la décision intervenue conformément à l’article 9 de l’ordonnance du 1er juin 1828 ; que, dès lors, l’arrêté de conflit susvisé est recevable ;
Sur la validité de l’arrêté de conflit : Considérant que, par son arrêté en date du 26 juillet 1902, le préfet du Rhône a ordonné l’évacuation immédiate de l’établissement formé à Lyon, rue des Farges, n° 22, par la congrégation des soeurs de Saint-Charles et prescrit l’apposition des scellés sur les portes et les fenêtres de l’immeuble ;
Considérant qu’en prenant cet arrêté d’après les ordres du ministre de l’Intérieur et des Cultes le préfet a agi dans le cercle de ses attributions, comme délégué du pouvoir exécutif, en vertu du décret du 25 juillet 1902 qui a prononcé la fermeture dudit établissement par application de l’article 13, paragraphe 3, de la loi du 1er juillet 1901 ;
Considérant qu’il ne saurait appartenir à l’autorité judiciaire d’annuler les effets et d’empêcher l’exécution de ces actes administratifs ; que l’apposition des scellés, ordonnée comme suite et complément de l’évacuation forcée des locaux, et le maintien temporaire desdits scellés ne constituent pas un acte de dépossession pouvant servir de base à une action devant l’autorité judiciaire. Que, par suite, la demande formée au nom de la société propriétaire de l’immeuble dont il s’agit tendant à obtenir la levée des scellés apposés pour assurer l’exécution des décret et arrêté précités ne pouvait être portée que devant la juridiction administrative, seule compétente pour apprécier la légalité des actes d’administration et pour connaître des mesures qui en sont la conséquence ; que, de ce qui précède, il résulte que la cour d’appel de Lyon, en se déclarant compétente, a violé le principe de la séparation des pouvoirs ;
Considérant, d’autre part, qu’après avoir rejeté le déclinatoire la cour a, dans le même arrêt, passé outre au jugement du fond ; qu’elle a ainsi méconnu les prescriptions des articles 7 et 8 de l’ordonnance du 1er juin 1828 ;

DECIDE :

DECIDE : Article 1er : L’arrêté de conflit en date du 13 août 1902 est confirmé. Article 2 : Sont considérés comme nuls et non avenus l’exploit introductif d’instance du 28 juillet 1902, l’acte d’appel et l’arrêt de la cour d’appel de Lyon en date du 13 août 1902. Article 3 : Transmission de la décision au garde des sceaux pour l’exécution.

Précédents jurisprudentiels : Rappr. Société immobilière de la Villette, n° 542, affaire semblable. Rappr. Cauvet, 1887-01-22, Recueil p. 72. Rappr. Parant, 1890-12-13, Recueil 961. Rappr. Mohammed-ben-Belkasseuc, 1891-07-11, Recueil p. 542 Toutefois, la jurisprudence du Tribunal des conflits est fixée en ce sens que cette irrégularité n’est pas substantielle

Analyse du Conseil d’Etat

La décision Société immobilière de Saint-Just, éclairée par les conclusions du commissaire du gouvernement, admet que l’administration peut recourir à des mesures d’exécution forcée de ses décisions et en précise les conditions.

La société immobilière de Saint-Just était propriétaire d’un immeuble dans lequel étaient établies les religieuses d’une congrégation. En application d’un décret ayant ordonné la fermeture de cet établissement non autorisé, le préfet du Rhône avait prescrit l’évacuation immédiate des bâtiments et l’apposition de scellés sur les portes et les fenêtres, ce qui avait été exécuté le jour même sous le contrôle d’un commissaire de police. La société ayant demandé la mainlevée des scellés, la question tranchée par le Tribunal des conflits portait sur le point de savoir si leur apposition devait être regardée comme une mesure administrative ou comme un acte de dépossession ressortant à la compétence du juge judiciaire. Pour trancher dans le sens de la compétence administrative, le Tribunal des conflits dut admettre -et c’est tout l’intérêt de cette décision- que l’administration dispose du privilège de l’exécution d’office, c’est-à-dire que, pour l’exécution des décisions qu’elle prend, elle peut recourir à des mesures d’exécution forcée, ce qui n’est évidemment pas le cas d’un simple particulier. Mesures administratives, ces décisions relèvent, pour leur contentieux, de la juridiction administrative.

Ce que ne dit pas, à elle seule, la décision du 2 décembre 1902, c’est que ce privilège de l’exécution d’office est très étroitement encadré et qu’il ne trouve à s’appliquer qu’à titre subsidiaire. En effet, comme l’a exposé le commissaire du gouvernement Romieu dans des conclusions qui sont encore aujourd’hui regardées comme « le code de l’exécution forcée », l’administration ne doit pas, en principe, faire exécuter de force ses propres décisions. La voie normale dont elle dispose est l’arsenal des sanctions, pénales ou administratives, qui présentent pour les administrés les garanties de la procédure applicable à ces sanctions. L’exécution d’office n’est qu’un moyen subsidiaire qui permet à l’administration de ne pas rester impuissante lorsqu’aucun texte n’a prévu la sanction appropriée. La jurisprudence a étendu l’interdiction de recourir à l’exécution d’office lorsqu’une sanction permet de réprimer l’administré récalcitrant à tous les cas où l’administration dispose d’une autre voie de droit possible pour parvenir à ses fins.

Outre cette condition déterminante tenant à l’absence d’autre voie de droit utile, le recours à l’exécution d’office n’est légal que dans la mesure où la décision dont l’administration entend assurer l’exécution trouve sa source dans un texte de loi, où l’administration s’est heurtée à la résistance de l’administré et où les mesures d’exécution d’office en cause ne vont pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour assurer l’obéissance à la loi.

Le privilège de l’exécution d’office ainsi conféré, sous de strictes conditions, à l’administration par la décision du 2 décembre 1902 est distinct des deux autres hypothèses où l’administration peut légalement recourir à l’exécution forcée de ses décisions. Ces hypothèses sont d’une part l’urgence, d’autre part l’existence d’une loi qui autorise expressément un tel recours. Dans un certain nombre de matières en effet, le législateur a prévu l’exécution d’office des mesures prescrites par l’administration. Tel est le cas par exemple de la loi du 3 juillet 1877 sur les réquisitions militaires, des articles L. 25 et s. du code de la route sur la mise en fourrière des véhicules ou encore de l’exécution forcée des arrêtés d’expulsion ou de reconduite à la frontière des étrangers prévue par l’article 26 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 issu de la loi du 9 septembre 1986.