La propriété intellectuelle, c’est le vol ! Le débat sur le droit d’auteur au milieu du XIXe siècle [1]
Dominique Sagot-Duvauroux
professeur à l’université de Paris I.

La propriété intellectuelle, c’est le vol ». Tel est le titre d’un article publié le 8 avril 2001 par le journal Le Monde, dans lequel l’économiste Daniel Cohen s’indignait de la position des laboratoires pharmaceutiques à propos de la diffusion de médicaments génériques contre le sida en Afrique du Sud, et proposait une réflexion sur la nature de la propriété intellectuelle. « Acheter une maison ou une paire de chaussettes, écrivait-il, c’est revendiquer le monopole légal de son usage […]. La propriété intellectuelle est d’une tout autre nature. Lorsqu’une idée a été trouvée, rien ne fait obstacle à son usage pour tous, sinon la propriété intellectuelle elle-même. Alors que la propriété tout court rend possible l’appropriation d’un objet, le droit de propriété intellectuelle la restreint. »

2 La référence à Proudhon n’est pas seulement analogique. En 1863, celui-ci publie un livre, Les Majorats littéraires, contre l’instau ration d’un droit de propriété des auteurs sur leurs oeuvres. Cet ouvrage s’inscrit dans un débat très vif sur le fondement et les enjeux de la propriété intellectuelle, auquel participent notamment Léon Walras, considéré comme un des pères de la science économique moderne, Jules Dupuit, un ingénieur-économiste français célèbre pour ses travaux sur la tarification des services publics, Frédéric Bastiat, un ultralibéral avant l’heure, Louis Blanc, une des figures du mouvement socialiste, mais aussi de nombreux écrivains, parmi lesquels Victor Hugo, Alphonse de Lamartine ou Honoré de Balzac. Ce débat est aussi très animé à l’étranger. Aux Etats-Unis, H. C. Carey redoute l’hégémonie culturelle anglaise et française sur le Nouveau Monde que pourrait renforcer la signature d’un traité international sur le copyright. En Angleterre, John Stuart Mill, John R. McCulloch ou Charles Dickens, en Allemagne, John Prince-Smith et Friedrich List font partie des acteurs les plus impliqués dans le débat [2]
Après avoir replacé le débat sur le droit d’auteur dans le contexte historique particulier du milieu du XIXe siècle, cet article présente les aspects les plus marquants des analyses développées par les principaux protagonistes français sur ce thème. L’actualité des questions soulevées est évoquée en conclusion.
Le contexte historique du débat

4 Le XIXe siècle est borné par deux étapes majeures dans la constitution de la législation sur les droits de propriété intellectuelle. Les lois de 1791 et de 1793 relatives aux droits de propriété des auteurs posent en France les fondements juridiques du droit d’auteur. La loi de 1793, en particulier, accorde aux auteurs le droit de « jouir, durant leur vie entière, du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République et d’en céder la propriété en tout ou partie ». Ces lois eurent rapidement un retentissement international car elles furent étendues par Napoléon aux pays de l’Empire.
Un siècle plus tard, l’Association littéraire et artistique internationale (ALAI) [3] dont le premier président fut Victor Hugo, obtient la ratification, par une dizaine de pays, de la première convention internationale sur le droit d’auteur, à Berne en 1886. Signée aujourd’hui par plus de 80 Etats, celle-ci sert de cadre juridique à la quasi-totalité des législations nationales.
Entre ces deux dates, un débat intense se déroule en Europe et aux Etats-Unis sur les fondements et les conséquences de la propriété intellectuelle. Le congrès de Bruxelles de 1858 constitue un temps fort de cette réflexion. Plus de 400 participants appartenant à une quinzaine de pays se réunissent pour répondre notamment aux questions suivantes : « Le principe de la reconnaissance internationale de la propriété des ouvrages de littérature et d’art, en faveur de leurs auteurs, doit-il prendre place dans la législation de tous les peuples civilisés ? Quelle durée convient-il d’assigner à la propriété des ouvrages de littérature et d’art ? Faut-il distinguer le droit de reproduction du droit de représentation des œuvres dramatiques ? Faut-il enfin abolir les droits de douane sur les livres et les œuvres d’art ? »[4]
Victor Modeste, Frédéric Passy et Prosper Paillottet, disciples de l’économiste libéral Frédéric Bastiat, présentent une motion recommandant l’adoption du principe de droit de propriété perpétuel des auteurs sur leurs oeuvres, principe qu’ils argumentent dans un ouvrage publié en 1859 [5]
Cette idée d’un droit d’auteur perpétuel avait été popularisée en 1844 par Jobard, personnalité belge contro versée, sous l’appellation de « théorie du monautopole » [6] ..

L’ouvrage de Modeste, Passy et Paillottet n’aurait qu’un intérêt limité s’il n’avait suscité de nombreuses réactions émanant d’intellectuels de premier plan. C’est en effet contre la position soutenue par ces auteurs que Proudhon publie ses Majorats littéraires. C’est également sous la forme d’une critique à cet ouvrage que Jules Dupuit et Léon Walras présentent leur conception de la propriété intellectuelle.
En France, ce débat doit être replacé dans un contexte politique particulier, marqué par la révolution de 1848 et la montée des mouvements socialistes. Comme le souligne Schumpeter, « la scène parisienne fut colorée jusqu’en 1848 par les activités littéraires et autres des groupes socialistes, d’une façon qui n’a son équivalent en aucun autre endroit à l’époque »[7]
suite. Deux figures de ce mouvement participent activement au débat sur le droit d’auteur : Louis Blanc et Proudhon. En 1839, Louis Blanc publie son Organisation du travail, dont trois chapitres sont consacrés au travail littéraire. Il y développe un vigoureux plaidoyer contre le droit d’auteur, et plus généralement contre le commerce de l’art. En 1840, c’est au tour de Proudhon de sortir un brûlot sur la propriété, qui s’ouvre par la phrase désormais célèbre : « La propriété, c’est le vol »[8] .

Ce dernier texte déclenche un tollé chez les penseurs libéraux, qui vont consacrer de nombreux articles à la défense de la propriété. La Société des économistes et le Journal des économistes sont en partie créés en 1842 pour réagir à l’influence des socialistes. La révolution de 1848 accentue cette position idéologique. Les économistes libéraux y trouvent une tribune pour défendre un droit de propriété naturel et sacré qu’ils transposeront au droit de propriété intellectuelle.

En ce milieu du XIXe siècle, le débat sur la propriété s’entrecroise avec celui sur le libre-échange et sur la libre entreprise, au prix parfois de curieuses contradictions, certains libéraux défendant à la fois la liberté d’entreprendre et le monopole des auteurs et des inventeurs. Ce vent de liberté touche le monde des arts. En 1863 se tient le premier Salon des refusés, qui réunit les artistes exclus du salon de peinture officiel contrôlé par l’Académie. Cette date ouvre une nouvelle époque de l’art, où la galerie de promotion et le marché joueront un rôle central dans la reconnaissance des talents. Un an plus tard, Napoléon III met fin au système des privilèges mis en place par Louis XIV et renforcé par Napoléon Ier, qui consistait à accorder un monopole de répertoire à un certain nombre de théâtres dits « privilégiés ». Le monde du spectacle entre dans une période de libre entreprise qui durera pendant toute la IIIe République.

Le débat sur la propriété intellectuelle s’inscrit également dans un contexte de développement des échanges internationaux. En 1860, la France signe avec la Grande-Bretagne un traité de libre-échange dont le principal instigateur est Michel Chevalier, économiste saint-simonien, proche conseiller de Napoléon III et membre actif de la Société des économistes. Le développement des échanges s’accompagne d’un développement de la contrefaçon. Jouant sur les différences de législation d’un pays à l’autre, de nombreux éditeurs copient des livres à succès dans les pays mal protégés par le copyright. La Belgique est particulièrement montrée du doigt. En 1840, plus de 80 % du catalogue Méline ou de celui de la librairie Haumann, deux éditeurs belges, étaient des reproductions illicites d’ouvrages français. La convention franco-belge du 12 août 1852 mettra fin à ces pratiques [9]
12 Les Etats-Unis sont aussi sur la sellette. En 1853, l’économiste américain H. C. Carey publie Letters on International Copyright[10] ouvrage réunissant six lettres adressées au sénateur de Pennsylvanie, M. Cooper, qui souhaite être éclairé sur l’opportunité de signer un traité international sur le copyright. Carey s’attaque au copyright en général, mais surtout au libre-échange appliqué au commerce du livre. Défendant l' »exception culturelle » américaine, il voit dans le système du copyright international un moyen d’offrir des débouchés aux pays dominants, et particulièrement au Royaume-Uni. « Ce que l’on appelle libre-échange ne cherche qu’à maintenir un monopole étranger sur la fourniture de textile et d’acier ; et le copyright international ne cherche qu’à maintenir le monopole d’offre de livres dont a joui jusqu’ici la Grande-Bretagne »[11]
Carey dénonce également les coûts qu’engendrerait l’adoption de ce système aux Etats-Unis : non pas tant les droits d’auteur en tant que tels, que les coûts de monopole et les coûts d’organisation qui viendraient peser sur le prix du livre et décourager les acheteurs.

13 Un des principaux objectifs du congrès de Bruxelles est cependant l’adoption du principe de la reconnaissance internationale de la propriété des oeuvres littéraires et artistiques en faveur de leurs auteurs. Ce principe sera voté à l’unanimité des membres, malgré la présence de délégations américaines. Il préfigure la convention de Berne de 1886.
Les termes du débat

14 Dans le débat sur le droit d’auteur, deux conceptions s’affrontent. La première s’inscrit dans la tradition de John Locke [12] [12] Voir N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux,  » Quels auteurs pour…
suite. Le droit de propriété de l’auteur sur son oeuvre est considéré comme un droit naturel dont dispose chaque homme sur le travail de son esprit. La déclaration de Le Chapelier, rapporteur à l’Assemblée constituante, sur la loi relative aux spectacles de 1791 exprime nettement cette conception : « La plus sacrée, la plus inattaquable et la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain »[13]
Les économistes libéraux, dont la figure la plus emblématique est Frédéric Bastiat, adoptent cette position et préconisent un droit de propriété perpétuel de l’auteur. Le système français, notamment parce qu’il intègre un droit moral de l’auteur, s’inspire de cette conception.

A l’opposé, la conception utilitariste des droits de propriété, héritée de Bentham, soumet ces droits à leur utilité sociale. La propriété tire sa légitimité de son efficacité économique. Cette position est défendue par Jules Dupuit, contre la plupart des économistes libéraux de l’époque [14] [14] Voir F. Vatin,  » La morale utilitaire de Jules Dupuit « ,…
suite. Il sera suivi par Léon Walras, notamment dans sa contribution de 1880. Elle inspire la législation américaine, comme l’atteste un rapport du House Committee de 1909 : « Le copyright est accordé au premier chef non pas au bénéfice de l’auteur, mais au bénéfice du public […]. En promulguant la loi sur le copyright, le Congrès doit envisager deux questions : premièrement, dans quelle mesure la loi stimulera-t-elle le producteur (producer) et quel en sera le bénéfice pour le public ? Et deuxièmement, en quoi le monopole conféré à l’auteur pénalisera-t-il le public ? »[15]
16 Proudhon refuse de choisir entre l’une ou l’autre conception et adopte une position très prudente. La propriété « n’est encore pour nous qu’un fait d’empirisme. Ce que nous savons, c’est que la profondeur de son institution nous échappe […]. Elle constitue le plus grand problème des sciences sociales, problème d’autant plus difficile qu’elle semble reposer uniquement sur un principe condamné par l’Evangile, l’égoïsme » [Proudhon, 1863, p. 43] [16]
. Il rejette cependant, comme Louis Blanc, l’utilisation de la théorie de la propriété pour analyser le droit de l’auteur sur son oeuvre.
Frédéric Bastiat et la défense d’un droit de propriété perpétuel de l’auteur sur son oeuvre [17] [17] Les développements sur Bastiat, Dupuit et Walras reprennent…
suite

17 Frédéric Bastiat est un des défenseurs les plus acharnés d’une conception de la propriété antérieure à la loi. S’opposant explicitement à la conception du contrat social de Rousseau, il proclame que « L’homme naît propriétaire […]. La loi est le résultat de la propriété et la propriété le résultat de l’organisation humaine » [Bastiat, 1862, p. 329]. Et « si toute production appartient à celui qui l’a formée et parce qu’il l’a formée » [Bastiat, 1862, p. 333], alors il découle naturellement que l’auteur est le propriétaire naturel de son oeuvre. Remettre en cause cette conception de la propriété met en péril l’existence même de celle-ci, puisqu’elle devient dépendante du bon vouloir des législateurs. C’est la raison pour laquelle les libéraux s’y rallient massivement, à une époque où ils sentent cette propriété menacée par les socialistes. Frederic Passy note en particulier : « La propriété n’est pas un accessoire de l’homme, produit facultatif des conventions sociales : elle est le fond de sa nature ; et elle ne l’entoure de toutes parts que parce qu’elle sort de lui à toute heure »[18] [18] In Modeste et alii, op. cit. , p. 10. …
suite. Cette position, très largement majoritaire en France, est généralement minoritaire à l’étranger, défendue par Henry Macleod en Angleterre et par Rudolph Klostermann en Allemagne.

18 Si l’on accepte l’idée que l’auteur est le propriétaire naturel de son oeuvre, alors on ne voit pas pourquoi cette propriété ne serait pas totale. Pour Frédéric Bastiat, « ou la propriété littéraire est un droit supérieur à la loi, et alors la loi ne doit faire autre chose que de constater ; ou l’oeuvre littéraire appartient au public, et en ce cas on ne voit pas pourquoi l’usufruit est attribué à l’auteur » [Bastiat, 1862, p. 336]. L’auteur ou l’inventeur doit donc être pleinement propriétaire de son oeuvre. Ce droit de propriété doit notamment pouvoir s’hériter et se vendre sans obstacles. Le propriétaire doit également pouvoir détruire ou modifier l’oeuvre si tel est son bon plaisir. Le droit moral est donc total mais cessible.

19 Cet argument de principe se double d’un argument économique. La limitation de la durée de la protection aboutirait à protéger les oeuvres ou les inventions médiocres, au détriment des créations de grande qualité. En effet, seules les grandes oeuvres ou les grandes inventions ont de fait une durée de vie supérieure à la durée de protection légale. Seuls, donc, les auteurs de ces oeuvres subissent un préjudice. En conséquence, une protection de courte durée incite les auteurs ou les inventeurs à se spécialiser dans les « petites créations », qui exigent moins de travail et dont les revenus pourront être intégralement perçus. « N’est-il pas évident que plus l’usufruit est restreint, plus il y a intérêt à écrire vite, à abonder dans le sens de la mode ? », note Bastiat [1862, p. 337].

20 Logiquement, le refus d’une protection limitée dans le temps s’accompagne d’une volonté de ne pas limiter la protection dans l’espace. L’économiste belge De Molinari prolonge l’analyse de Bastiat en développant un virulent plaidoyer en faveur d’un système international de droits d’auteur applicable à l’ensemble des pays, de façon à éviter la fraude. « En général, les oeuvres médiocres ne dépassent pas un rayon assez court. Les oeuvres remarquables par la pensée ou le style seules pénètrent loin. Que le rayon dans lequel le droit de copie est reconnu et garanti soit limité d’une manière artificielle, et ne verra-t-on point […] le génie et le travail punis, la médiocrité et l’improvisation encouragées ? »[19] [19] G. De Molinari,  » Propriété littéraire et artistique…
suite. L’ouverture des frontières, couplée à un droit d’auteur perpétuel, est d’autant plus nécessaire aux oeuvres sérieuses que, reconnaît De Molinari, leur marché est par nature plus étroit que celui des oeuvres légères, qui suivent la mode et attirent la foule. Les marchés étrangers sont alors un complément indispensable à l’auteur pour rentabiliser son investissement initial.

21 Le privilège de l’auteur aboutirait-il à des rentes de monopole ? Non, répond De Molinari. Invoquant la loi de l’égalisation des taux de profit, il souligne que si la profession d’auteur ou d’inventeur était fort rémunératrice, elle devrait attirer un nombre croissant d’individus. Conscient cependant du caractère extrêmement aléatoire du succès, il considère que les individus se réfèrent en fait à un profit moyen qui prend en compte l’aléa et qui serait équivalent au profit des autres industries [20] [20] Il s’agit d’un raisonnement en termes d’espérance d’utilité…
suite : « Comme pour la pêche aux perles, ne faut-il pas, pour maintenir en équilibre les profits généraux de l’industrie de l’invention avec ceux des autres branches de la production, que la chance heureuse procure des bénéfices assez élevés pour couvrir les pertes subies par l’échéance des risques ? »[21] [21] G. De Molinari,  » De la propriété des inventions « , Journal…
suite. Les rentes créées par de droit de propriété intellectuelle représentent alors la juste rémunération du risque de création.

22 La position de principe sur le droit de propriété des partisans du monautopole leur interdit logiquement de distinguer brevet d’invention et droit d’auteur, qui sont traités de façon rigoureusement identique. Les opposants au monautopole insistent au contraire sur les différences de système à appliquer aux différentes formes de la création [22] [22] Sur cette question, on pourra se reporter à l’essai de…
suite.
Dupuit ou la conception utilitariste du droit d’auteur

23 Minoritaire en France, Jules Dupuit défend une conception benthamienne de la propriété. Dans la lignée revendiquée de Pascal, Montesquieu, Bentham et Mirabeau, il rejette l’idée d’une propriété résultant d’un droit naturel antérieur à la loi. La propriété est une construction sociale dont l’origine doit être recherchée dans son utilité sociale. Il apparaît sous cet angle comme un des précurseurs de l’éco nomie du bien-être. « Le but de la société est le bien-être des membres qui la composent. Elle ne peut exister qu’en vertu de certaines lois ou conventions […]. Le principe de ces conventions, c’est de procurer la plus grande somme de bien-être à l’universalité de chacun de ses membres. Quand les choses sont ainsi réglées, personne n’a le droit de se plaindre, attendu que, quelle que soit sa part, elle ne pourrait être augmentée qu’en diminuant la richesse générale de beaucoup plus qu’il n’aurait à recevoir » [Dupuit, 1861, p. 53]. Le vrai fondement de la propriété, c’est l’utile. Et c’est donc sous l’angle de cette utilité que doit être débattue la question de la propriété intellectuelle. Cette position est majoritaire en Allemagne, défendue notamment par le chef de file des défenseurs du libre-échange, Prince-Smith.

24 Dupuit est beaucoup moins isolé dans sa critique du monautopole qu’il ne l’était à propos de la propriété. Son argumentation est pourtant dans la suite logique de sa conception de la propriété. La règle qui doit dicter les caractéristiques du système de droits d’auteur est l’utilité sociale. Or, la création présente certains attributs d’un bien collectif. Etant infiniment partageable, elle peut être échangée selon un système « communiste », pour reprendre ses termes. « Les produits du livre ou de l’invention ne se détruisent pas par la jouissance. Cette jouissance est illimitée, c’est-à-dire que celle des uns n’empêche pas celle des autres, et celle d’aujourd’hui celle de demain. Elle est la plus grande possible quand le livre et l’invention sont tombés dans le domaine commun. L’appropriation personnelle diminue les produits, n’améliore pas le livre, en compromet l’existence » [Dupuit, 1861, p. 54]. Il souligne en particulier la suppression des rentes et l’élargissement de la culture de la population que permettent une création tombée dans le domaine commun. « Pour améliorer le sort de l’homme de lettres digne de ce nom, il faut répandre à profusion la bonne littérature ; il faut que sa lumière, gratuite comme celle du soleil, éclairant et pénétrant les masses, forme un public capable de comprendre et d’apprécier ce qui est bien et ce qui est beau. Ce n’est pas en enfermant nos chefs-d’oeuvre dans les spéculations de l’intérêt privé qu’on y parviendra » [Dupuit, 1861, p. 43]. De ce point de vue, Dupuit rejoint Carey.

25 C’est aussi au nom de l’intérêt général que Dupuit entend limiter le droit associé à la propriété individuelle de l’oeuvre. Si l’auteur a la pleine propriété de son oeuvre, cela implique qu’il puisse la vendre à qui veut. Cet acquéreur peut décider de détruire ou d’amender l’oeuvre, privant ainsi le public de l’oeuvre originale. S’insurgeant contre Passy, qui considère qu’il est de la responsabilité du propriétaire d’une oeuvre d’éliminer, s’il le souhaite, les mauvais passages d’un livre, Dupuit recommande que soit confié à l’Etat le soin de conserver intactes les oeuvres originales : « Si M. Passy veut lire un Gil Blas expurgé de l’épisode de l’archevêque de Grenade et de beaucoup d’autres, il en est le maître ; mais enfin, il y a un certain nombre de lecteurs qui veulent lire Les Plaideurs et Gil Blas comme Racine et Lesage les ont écrits. Je serais désolé qu’on gênât en rien la liberté des ciseaux, à une condition cependant, c’est qu’on respectât la liberté de ceux qui n’en veulent pas user. […] Le domaine commun est donc la sauvegarde de [la] conservation [des oeuvres], de leur immortalité » [Dupuit, 1861, p. 40] [23] [23] Proudhon et Victor Hugo adoptent une position voisine. …
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26 Si Dupuit insiste sur les avantages à verser les créations dans le domaine public, il ne s’oppose cependant pas à une appropriation temporaire des oeuvres de l’esprit, si cela permet de stimuler la création. Ce qui importe, c’est de peser les avantages et les incon vénients en termes d’efficience du système des droits de propriété. Cette position pragmatique le conduit à proposer un régime différent pour les inventions et pour les oeuvres littéraires et artistiques. Le propre des inventions est de se propager et de répandre leurs bienfaits instantanément. Prenant l’exemple du daguerréotype [24] [24] Le choix de cet exemple n’est pas anodin. Le brevet de ce…
suite, Dupuit remarque : « Une invention se complète, se modifie, se perfectionne de mille manières différentes, en empruntant à des sciences, à des industries qui paraissent quelquefois très éloignées, soit des principes, soit des procédés déjà connus et usités, mais inconnus de l, qui ne peut pas tout savoir » [Dupuit, 1861]. Limiter la diffusion de cette innovation par un système de brevet est donc particulièrement préjudiciable à l’intérêt général, car cela ralentit le rythme du progrès technique. De surcroît, ajoute Dupuit, le système des brevets implique des coûts de transaction croissants avec la durée de la protection, opinion que résume fort bien l’économiste espagnol Gabriel Rodriguez, pourfendeur acharné du droit de propriété intellectuelle pour les inventions : « Comment faire des progrès, comment travailler même quand, pour la moindre opération industrielle, il faut demander des autorisations à l’infini et payer des rémunérations également infinies ? »[25] [25]  » Sur la propriété des inventions « , Journal des économistes,…
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27 Ce refus du monautopole par Dupuit est également partagé par plusieurs personnalités qui pourtant l’avaient combattu à propos de la propriété. Afin de justifier un partage du droit de propriété entre intérêt privé et intérêt public, ils sont conduits à utiliser des arguments indirects. Celui qui revient le plus souvent consiste à dire que dans toute création, il y a une partie qui incombe spécifiquement à l’auteur et une autre qui incombe à la société. Toute oeuvre est faite d’emprunts plus ou moins directs qui traduisent la dette de l’auteur par rapport à la société. Il apparaît alors normal que les droits de propriétés soient partagés entre l’Etat et l’auteur. D’où le fondement d’une protection limitée dans le temps.
Walras et la question de l’appropriabilité de la création

28 Pour que la création littéraire ou artistique relève du droit de propriété, encore faut-il qu’elle soit appropriable. C’est la question centrale que se pose Walras à l’occasion d’une critique de l’ouvrage de Modeste et alii que lui commande Henri Baudrillard, alors directeur du Journal des économistes [1859]. Walras reproche aux auteurs de ne pas avoir assis leur démonstration en faveur d’un droit de propriété intellectuelle perpétuel sur une base théorique suffisamment solide. Le futur auteur de la théorie de l’équilibre général lie la théorie de la propriété à sa théorie de la valeur. Il pose le problème de la propriété intellectuelle en référence à sa théorie de la richesse sociale. « Si les oeuvres d’un auteur, intéressées ou généreuses, bonnes ou mauvaises, constituent de la richesse sociale, valable, appropriable, échangeable, dans quelles limites les principes et les définitions du droit naturel permettront-ils de déclarer cet auteur propriétaire de cette richesse ? Voilà quelle est véritablement la question de la propriété littéraire. Ne considérant plus la propriété littéraire en particulier mais la propriété intellectuelle en général, nous aurons à nous demander : 1) Qu’est-ce que la richesse intellectuelle ? La richesse intellectuelle est-elle valable et appropriable ? Est-elle échangeable ? Est-ce en un mot de la richesse sociale ? 2) Si la richesse intellectuelle est de la richesse sociale, qui peut avoir sur elle un droit naturel de propriété ? » [Walras, 1859, p. 394].

29 Pour Walras, la propriété et la valeur d’échange naissent ensemble de la rareté des utilités. Les choses illimitées en quantité ne sont pas de la richesse sociale, elles n’ont pas de valeur d’échange et ne sont pas appropriables. A l’opposé, « partout où il y a valeur d’échange, il faut qu’il y ait propriété, et partout où il y a propriété, il doit y avoir valeur d’échange » [Walras, 1859, p. 395]. Pour que le travail intellectuel soit de la richesse sociale, il faut qu’il soit utile et limité en quantité. « Si la richesse intellectuelle est tout ensemble utile et limitée en quantité, elle sera valable, elle sera appropriable ; elle sera possédée, échangée, et il est urgent de constituer la théorie de la propriété intellectuelle » [Walras, 1859, p. 396]. Une fois posées ces conditions, Walras s’interroge sur ce qu’est la richesse intellectuelle, qu’il définit comme l’ensemble des capitaux intellectuels et de leurs revenus. S’il considère que la théorie de la propriété implique que le prix d’un revenu est dû au propriétaire d’un capital, il importe alors de savoir si le capital intellectuel est toujours appropriable. Non, répond Walras : par exemple, « le fonds commun des idées n’est ni valable, ni appropriable, il n’est point échangeable ; il n’est point de la richesse sociale ; tout au plus est-il de la richesse naturelle. Il est en dehors de toute propriété » [Walras, 1859, p. 404]. Cette réflexion fonde la séparation en droit entre les idées, qui ne sont pas protégées, et les oeuvres, qui, utiles et rares, sont appropriables.

30 Reconnaître qu’une partie du capital intellectuel est appropriable ne définit pas pour autant qui doit en être le propriétaire. Walras distingue deux modes principaux d’exercice de la propriété : la propriété individuelle et la propriété commune, et se pose la question de savoir « s’il n’y aurait pas lieu de se demander si certaines espèces de la richesse intellectuelle, les ouvrages des grands écrivains, par exemple, ne seraient pas plutôt aptes à subir le second mode que le premier » [Walras, 1859, p. 405] [26] [26] Il ne répond cependant pas à la question dans son article…
suite.

31 Si, dans son article de 1859, Walras ne fait que poser la possibilité d’un droit de propriété intellectuelle collectif, admettant cependant assez largement partager les idées de Modeste, Paillottet et Passy en faveur d’un droit de propriété intellectuelle inaliénable, il adopte dans son article de 1880 une position en termes d’intérêt général très voisine de celle de Dupuit [27] [27] Il va même jusqu’à qualifier les  » partisans de la propriété…
suite. « Il est assurément contraire à l’intérêt général que les choses utiles, illimitées en quantité, soient transformées en monopoles, de telle sorte qu’au lieu de les avoir gratuitement, nous soyons obligés au prix de bénéfice maximum. Mais, d’un autre côté, il est également contraire à l’intérêt général que les travailleurs intellectuels ne puissent tirer aucun parti de leurs idées ; car il est certain qu’alors, la recherche des théories scientifiques, la poursuite des inventions industrielles, la composition des oeuvres d’art et de littérature serait, sinon tout à fait abandonnée, du moins considérablement négligée. […] Il faut qu’entre l’auteur ou l’inventeur d’une part, et la société d’autre part, une convention intervienne en vertu de laquelle, le premier faisant connaître son idée, la seconde lui fournisse les moyens de l’exploiter en monopole pendant un certain temps au bout duquel elle tombera dans le domaine public » [Walras, 1880, p. 219]. Cette convention peut alors prendre la forme de droits d’auteur, mais aussi d’une rémunération forfaitaire du savant ou du créateur par l’Etat, qui verse alors la création ou l’invention dans le domaine public [28] [28] En ce qui concerne les découvertes scientifiques, Walras…
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Proudhon : la création est un produit, non une propriété

32 Proudhon conteste l’existence d’un droit de propriété de l’auteur sur son oeuvre. Comme Walras, il fait dépendre sa position sur le droit d’auteur de sa théorie de la production et de l’échange [29] [29] Proudhon semble ignorer l’article de Walras : il n’y…
suite. A l’instar de toute production, le produit littéraire est le résultat d’un fonds (le monde intellectuel, l’esprit humain…) et d’un travail. L’écrivain puise dans le fonds des idées et, grâce à son travail, fait un produit. L’écrivain est donc un producteur, et la création un produit. Tant que ce producteur n’a pas vendu son livre, il en est sans contestation propriétaire, en tout cas de sa forme. « Un homme a écrit un livre : ce livre est à lui, sans peine je le déclare, comme le gibier est au chasseur qui l’a tué. Il peut faire de son manuscrit ce qu’il voudra, le brûler, l’encadrer, en faire cadeau au voisin ; il est libre […]. Le livre appartenant à l’auteur, l’auteur a la propriété du livre » [Proudhon, 1863, p. 14].

33 Mais lorsqu’il le vend, qu’en est-il de la propriété ? Par la publication et la vente, l’auteur perd la propriété de son oeuvre, répond Proudhon : « C’est par l’échange que naît pour toutes les catégories de la production, l’idée de rémunération, paiement, salaire, gage, indemnité […]. L’oeuvre échangée n’est toujours qu’un produit. Après l’échange, l’objet n’appartient plus à celui qui l’a créé mais à celui qui l’a acquis » [Proudhon, 1863, p. 17].

34 Cependant, la vente d’un livre donne lieu à un double échange : l’un porte sur la forme et met en rapport des individus, l’auteur et le libraire par exemple ; l’autre sur le contenu et met en rapport l’auteur et la collectivité. Sur l’échange de la forme, Proudhon rejoint Diderot lorsque ce dernier écrit : « Je le répète, l’auteur est maître de son ouvrage, ou personne dans la société n’est maître de son bien. Le libraire le possède comme il était possédé par l’auteur. Il a le droit d’en tirer tel parti qu’il conviendra par les éditions réitérées. Il serait aussi insensé de l’en empêcher que de condamner un agriculteur à laisser son terrain en friche ou un propriétaire de maison de laisser ses appartements vides »[30] [30] Diderot,  » Lettre historique et politique sur le commerce…
suite.

35 L’échange entre l’auteur et la société est attesté, non par la vente, mais par la publication. L’oeuvre entre dans le domaine public dès lors que l’auteur décide de la rendre publique. Proudhon justifie ce transfert au titre que l’auteur, pour faire son ouvrage, a puisé gratuitement dans le fonds public des idées. Il s’acquitte de sa dette en ajoutant à son tour gratuitement sa contribution à ce fonds. « On [les défenseurs de la propriété littéraires] veut une propriété littéraire qui soit autre chose que la simple possession du produit intellectuel, ou le prix de ce produit ; une propriété qui soit au monde intellectuel et moral ce que la propriété terrienne est au monde industriel et agricole. C’est donc l’idée même, c’est-à-dire un coin du monde intellectuel et moral, et non pas simplement la formule ou l’expression donnée à cette idée, qu’il s’agit d’approprier » [Proudhon, 1863, p. 40].

36 Cette position a d’importantes conséquences en termes de droit moral. Dès la publication, la société devient propriétaire du contenu et détient donc les droits moraux qui y sont attachés. Il n’y a pas spoliation, mais simple transfert. Proudhon prend d’ailleurs grand soin de souligner que sa position conforte et non fragilise la propriété comme institution. Il faut souligner que Victor Hugo, bien qu’auteur, soutient exactement la même position, qu’il défend notamment au congrès de Paris de 1878 [31] [31]  » Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable…
suite.

37 Reste la question de la rémunération des auteurs. Bien que Proudhon ne nie pas la nécessité pour les artistes ou les écrivains de vivre décemment, il s’inquiète, dans les deuxième (considérations morales et esthétiques) et troisième (considérations sociales) parties de son ouvrage, des conséquences d’une soumission des artistes aux lois du marché que ne manquerait pas d’imposer une loi sur la propriété littéraire. C’est pourquoi, s’il faut parler de rémunération des artistes, Proudhon préfère évoquer le terme de subvention : la rémunération des artistes « ne sera pas réputée prix ou salaire du service mais subvention. Le beau, le juste, le vrai n’entrent pas en comparaison avec l’utile ; ce n’est plus ici le produit qui est vendu, acheté; c’est l’homme qui est secouru, indemnisé » [Proudhon, 1863, p. 69]. Il est cependant très peu disert sur les risques de soumission de l’auteur ou de l’artiste au gouvernement ou à l’insti tution qui accorderait cette subvention.
Louis Blanc : sacerdoce de l’auteur et péril du marché

38 La contribution de Louis Blanc sur le droit d’auteur est la plus radicale. Elle prend la forme de trois chapitres dans son ouvrage majeur, Organisation du travail, initialement publié en 1839 [Blanc, 1850]. Il y défend une position totalement hostile à un droit de propriété des auteurs sur leurs oeuvres. Sa contribution s’articule principalement autour de deux idées : l’artiste doit être désintéressé, impératif d’autant plus nécessaire que l’argent corrompt.

39 Pour ce militant socialiste, le travail artistique ne doit pas être vénal, ce qui fera qualifier cette position de sacerdotale par Léon Walras. « Pour qu’un écrivain remplisse dignement sa mission, il faut qu’il s’élève au-dessus des préjugés des hommes, qu’il ait le courage de leur déplaire pour leur être utile. Je concevrais qu’on fît une loi pour abolir comme métier la condition d’homme de lettres ; mais en faire une pour rendre ce métier plus fructueux et encourager les fabricants de littérature, cela me paraît insensé. Non seulement il est absurde de déclarer l’écrivain propriétaire de son oeuvre, mais il est absurde de lui proposer comme récompense une rétribution nationale. Rousseau copiait de la musique pour vivre et faisait des livres pour instruire les hommes. Telle doit être l’existence de tout homme de lettres digne de ce nom » [Blanc, 1850, p. 121] [32] [32] Le choix de Rousseau est ici malheureux. Passy ne manquera…
suite.

40 Au-delà cependant de cet éloge de l’artiste maudit, la réflexion de Louis Blanc présente l’intérêt de poser les enjeux d’une marchandisation de l’art. Son livre dresse un violent réquisitoire contre la concurrence et les politiques de laisser-faire, qui ne sont que des moyens d’asseoir le pouvoir du puissant sur le faible, dans l’industrie du livre comme dans les autres industries. « Qui dit propriété littéraire dit rétribution par l’échange ; qui dit rétribution par l’échange dit commerce ; qui dit commerce dit concurrence. Voilà donc les mauvais livres en concurrence avec les bons ; voilà certains romans qui gâtent le coeur et salissent l’esprit en concurrence avec les livres hostiles mais austères. » Il dénonce les collusions entre les auteurs, les critiques et les éditeurs dans le but de faire vendre le maximum de livres, fût-ce au prix d’un travestissement de la création.

41 Pour Blanc, la société est le légitime propriétaire des oeuvres de l’esprit, rejoignant Proudhon et Hugo, car la valeur d’un livre ou d’une pensée tient essentiellement à sa diffusion dans la société. Il en déduit que « reconnaître, au profit de l’individu, un droit de propriété littéraire, ce n’est pas seulement nuire à la société, c’est la voler » [Blanc, 1850, p. 132]. Il préconise l’instauration d’une librairie sociale, sur le modèle de ses ateliers sociaux. Les livres publiés seraient choisis par un comité d’hommes éclairés et le prix serait fixé par l’Etat. Comme chez Proudhon, un tel système soulève de sérieuses interrogations sur la liberté de création et sur le risque d’un académisme d’Etat.
L’actualité du débat

42 Le débat sur la propriété intellectuelle au XIXe siècle met en avant les principaux arguments et positions que l’on retrouve dans la littérature contemporaine sur les droits d’auteur, et qui traduisent l’opposition entre le système américain du copyright et le système français du droit d’auteur. D’un côté, Dupuit, Mill ou Walras se posent clairement en précurseurs des analyses économiques des droits de propriété intellectuelle en termes de welfare, développées notamment par Arrow ou Landes et Posner [33] [33] K. J. Arrow,  » Economic welfare and the allocation of ressources…
suite, qui fondent le système du copyright. Celui-ci apparaît comme un optimum de second rang où sont mis en balance les avantages et les inconvénients d’une protection de la création artistique. Le terme même de copyright (droit à copie) fait explicitement référence à une fonction économique, sans référence à la notion d’auteur. Dupuit propose d’ailleurs une approche contractuelle très contemporaine des droits de propriété intellectuelle lorsqu’il souligne qu’il existe une infinité de façons d’approprier les biens, que ces façons « exigent presque toujours des connaissances spéciales en dehors de l’économie politique, qui fournit seulement à toutes les solutions un principe commun : que l’appropriation doit être faite en vue du consommateur, c’est-à-dire de manière que la somme des richesses soit la plus grande possible » [Dupuit, 1861, p. 54]. Sous cet angle, la numérisation des contenus artistiques, qui offre des possibilités de diffusion quasiment gratuite, pose de façon cruciale le conflit d’intérêts entre la société d’une part, dont le progrès passe par une diffusion la plus large possible du savoir et des oeuvres, et les auteurs et les producteurs d’autre part, dont l’incitation à créer passe par une juste rémunération. Cette analyse s’applique aussi aux conflits d’intérêts entre laboratoires pharmaceutiques et pays en voie de développement concernant l’accès aux médicaments vitaux. Les contradictions auxquelles est confronté aujourd’hui le système des brevets et du copyright conduisent, au nom même de la logique d’efficience qui a fondé leur conception, à les remettre en cause et à imaginer de nouvelles formes contractuelles, garantissant les intérêts mutuels des créateurs et de la société.

43 A l’opposé de l’approche en termes de welfare, Frédéric Bastiat et les libéraux français du XIXe siècle « sanctuarisent » l’auteur ou l’inventeur au nom d’un droit de propriété antérieur à la loi. Cette conception fonde le droit d’auteur à la française depuis la Révo lution. Celui-ci ne résulte pas directement des conditions économiques de mise en valeur des oeuvres. On invoque davantage un « droit naturel » de l’auteur sur son oeuvre, qui ne saurait être aliéné par des considérations économiques d’efficacité des marchés. En particulier, le droit moral, qui confère à l’auteur un contrôle sur les usages futurs de son oeuvre (intégrité, divulgation, repentir…), offre une protection réelle des auteurs vis-à-vis de producteurs tentés d’adapter en permanence les oeuvres aux attentes des consommateurs. C’est pourquoi les marchés poussent à la généralisation du copyright au niveau international, tandis que le monde de l’art voit dans le droit d’auteur à la française un garde-fou à l’hégémonie des logiques strictement marchandes. Cependant, face à des oeuvres qui mobilisent de plus en plus souvent de multiples auteurs (un metteur en scène qui interprète une pièce, un disc-jockey qui pratique le sampling…), ce droit moral, notamment dans les mains des héritiers, peut se retourner contre son objectif initial de défense de la création.

44 La philosophie initiale des deux systèmes évolue aujourd’hui de façon très paradoxale. Les défenseurs du copyright, Américains en tête, cherchent à « naturaliser » les droits de propriété intellectuelle, au mépris parfois flagrant de l’efficience économique. On n’assisterait donc pas, comme on le prétend souvent, à la généralisation de la philosophie du copyright au sens d’une convention efficiente de rémunération de la création, mais bien au contraire à celle d’un droit de propriété intellectuelle « naturel », inspiré de la tradition française, mais avec la protection des auteurs en moins et avec l’objectif de protéger les intérêts des firmes ou des pays dominants. Les laboratoires pharmaceutiques, qui tirent de substantiels profits du système de protection dont ils bénéficient, ont aujourd’hui tendance à sanctuariser le droit de la propriété intellectuelle de façon à éviter de remettre en cause leurs avantages.

45 De même, la volonté américaine d’élargir le champ d’application des droits de la propriété intellectuelle à de nouveaux domaines – les logiciels et le « vivant » (carte génétique) – et à de nouveaux territoires peut être interprétée comme un moyen de renforcer les barrières à l’entrée dans les domaines de la création et de l’innovation technologiques, oubliant les beaux discours sur les vertus du libre-échange. Comme le remarque Benjamin Coriat, « il n’est pas anodin de remarquer que [ces deux domaines] sont des domaines neufs et émergents dans lesquels la recherche académique américaine disposait et dispose toujours d’avantages comparatifs considérables. Tout s’est passé comme si le nouveau régime de la propriété intellectuelle visait à faire en sorte que ces avantages en recherche soient immédiatement transformés en avantages compétitifs, le produit de la recherche lui-même, à des niveaux très en amont, étant directement couvert par les brevets, garantissant un droit d’exclusion des firmes rivales »[34] [34] Revue d’économie industrielle, n˚ 99, 2e trim. 2002, p. 25. …
suite. Cette analyse rejoint de façon étonnante celle de H. C. Carey sur l’édition. La pression des Etats-Unis pour faire adopter par le monde entier leur propre législation sur les droits de la propriété intellectuelle, et qui a abouti en 1994 à la signature des accords de Marrakech, connus sous le nom de Trips (Trade-related aspects of intellectual property rights), correspond à celle faite par la Grande-Bretagne et la France au XIXe siècle pour faire adopter le traité international sur le copyright, dans l’unique but, selon Carey, de préserver l’hégémonisme culturel européen outre-Atlantique, au détriment – ironie de l’histoire – de la culture américaine.

46 Finalement, comme le notait justement Louis Blanc, le droit de la propriété intellectuelle est d’abord affaire de rapports de force.
Bibliographie

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Bastiat F., 1862, OEuvres complètes, t. II : Le Libre-échange, Paris, Guillaumin et Cie.
Blanc L, 1850,  » Travail littéraire « , Organisation du travail, livre III, Au Bureau du Nouveau Monde, 9e édition (éd. orig. 1839).
Dupuit J., 1861,  » Du principe de la propriété « , Journal des économistes, t. XXX, n˚ 1, janv. 1861, et n˚ 14, avril 1861.
Proudhon P.-J., 1863, Les Majorats littéraires, in OEuvres complètes, t. XVI, Paris, Librairie internationale, 1868.
Walras L., 1859, in A. et L. Walras, OEuvres économiques complètes, t. V, L’économie politique et la justice, Economica, 2001.
Walras L., 1880,  » De la propriété intellectuelle « , in L. Walras, Les Etudes d’économie sociale, Economica, 1990.

Notes

[ 1] Cet article propose une version actualisée et légèrement remaniée de l’introduction à l’ouvrage La propriété intellectuelle, c’est le vol ! Les majorats littéraires, textes réunis et présentés par Dominique Sagot-Duvauroux, publié aux Presses du Réel, 2002.Retour

[ 2] Sur la controverse à l’étranger, voir Fritz Machlup et Edith Penrose,  » The patent controversy in the nineteenth century « , The Journal of Economic Theory, vol. X, n˚ 1, mai 1950.Retour

[ 3] Cette association est créée en 1878 à l’occasion du congrès littéraire international de Paris, au cours duquel Victor Hugo développe sa position en faveur d’un  » domaine public payant « . Il s’agit de faire tomber les oeuvres dans le domaine public à la mort de l’auteur, en contrepartie d’une rémunération modeste aux héritiers. Un tel système est aussi défendu par l’éditeur Hertzel dans La Propriété littéraire et le domaine public payant (Bruxelles, Imprimerie de Veuve J. Van Buggenhoudt). Dans cet ouvrage, il publie une lettre reçue de Victor Hugo, datée du 17 avril 1860, où l’auteur des Misérables se prononce pour un domaine public immédiat et gratuit. Les discours de Victor Hugo durant le congrès de Paris sont réunis dans : Le Combat du droit d’auteur, textes réunis par Jan Baetens, Les Impressions nouvelles, coll.  » Bâtons rompus « , 2001.Retour

[ 4] Programme présenté dans le Journal des économistes, t. XIX, 2e série, 15 juillet 1858.Retour

[ 5] Leur motion est reproduite en introduction des Etudes sur la propriété intellectuelle, Paris, Guillaumin-Dentu.Retour

[ 6] Nouvelle économie sociale, ou monautopole industriel, artistique, commercial et littéraire, fondé sur la pérennité des brevets d’invention, dessins, modèles et marques de fabrique, Paris, Mathias, 1844. Jobard définit le monautopole ainsi :  » de monos, seul, aytos, soi-même, et pvleiv, trafic. Le monopole ancien était la concession, faite à un seul, d’un trafic appartenant à tous, injuste privilège émané du bon plaisir. Le monautopole serait le droit naturel de disposer seul, de soi et de ses oeuvres, juste récompense du travail, du talent et de l’esprit de suite « .Retour

[ 7] J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Gallimard, 1983 (éd. orig. 1954), p. 156.Retour

[ 8] P.-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Premier mémoire, Paris, éd. Rivière, 1840.Retour

[ 9] Cité dans l’introduction au texte de Walras de 1859 publié dans A. et L. Walras, OEuvres économiques complètes, t. V, L’économie politique et la justice, Economica, 2001. Cette introduction offre un bon aperçu du débat sur les droits d’auteur dont il est fait écho ici. Outre ce texte de 1859, publié initialement dans le Journal des économistes, Walras publiera trois autres articles sur la propriété intellectuelle, en 1880, pour la Gazette de Lausanne, dans lesquels il revient sensiblement sur son analyse de 1859. Ces articles ont été réunis sous le titre  » De la propriété intellectuelle  » in L. Walras, Les Etudes d’économie sociale, Economica, 1990.Retour

[ 10] Carey H. C., 1853, Letters on International Copyright, Philadelphia, A. Hart, late Carey and Hart.Retour

[ 11] Carey, op. cit., p. 70. L’ouvrage de Carey est connu des protagonistes du débat. Prosper Paillottet en fait la critique dans sa contribution à l’ouvrage Etudes sur la propriété intellectuelle, op. cit.Retour

[ 12] Voir N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux,  » Quels auteurs pour quels droits ? Les enjeux économiques de la définition de l’auteur « , Revue d’économie industrielle, n˚ 99, 2e trim. 2002.Retour

[ 13] Cité par J. Farchy, La Fin de l’exception culturelle, CNRS, 1999, p. 215. Paradoxalement, alors qu’on considère souvent Le Chapelier comme le père fondateur du droit d’auteur à la française, celui-ci fait directement référence dans son discours au  » statut d’Anne « , adopté en Angleterre en 1709, considéré comme la première véritable loi sur le droit d’auteur, à l’origine du système du copyright anglo-saxon.Retour

[ 14] Voir F. Vatin,  » La morale utilitaire de Jules Dupuit « , in J.-P. Simonin et F. Vatin, L’OEuvre multiple de Jules Dupuit (1804-1866). Calcul d’ingénieur, analyse économique et pensée sociale, Presses universitaires d’Angers, 2002.Retour

[ 15]  » House report on the Copyright Act of 1909 « , n˚ 2222, 60th Congress, 2nd session (1909), cité par B. Edelman, L’Adieu aux arts, Aubier, 2001, p. 78.Retour

[ 16] Pour les références entre crochets, voir la bibliographie. Dans Les Majorats littéraires, Proudhon rédige une longue note dans laquelle il affirme son opposition à l’une et à l’autre des deux conceptions. On sait cependant que, à la fin de sa vie, Proudhon assigne à la propriété privée la fonction principale de protéger les individus contre l’Etat :  » Pour que le citoyen soit quelque chose dans l’Etat, il ne suffit pas qu’il soit libre de sa personne ; il faut que sa personnalité s’appuie, comme celle de l’Etat, sur une portion de la matière qu’il possède en toute souveraineté, comme l’Etat a la souveraineté du domaine public […]. La propriété est la seule capable de s’opposer à l’Etat  » (Théorie de la propriété, OEuvres, t. X, éd. Lacroix, 1865, p. 326). Cette conception le rapproche d’une vision utilitaire de la propriété.Retour

[ 17] Les développements sur Bastiat, Dupuit et Walras reprennent en grande partie mon article :  » Controverse sur le monautopole « , in J.-P. Simonin et F. Vatin, 2002, op. cit.Retour

[ 18] In Modeste et alii, op. cit., p. 10.Retour

[ 19] G. De Molinari,  » Propriété littéraire et artistique « , in C. Coquelin et Guillaumin (dir.), Dictionnaire d’économie politique, Bruxelles, Guillaumin et Cie, 1853, p. 526. Dans son article sur la propriété, dans le même dictionnaire, De Molinari consacre de longs développements à critiquer la position de Proudhon, qualifié d’adversaire en titre de la propriété (p. 514).Retour

[ 20] Il s’agit d’un raisonnement en termes d’espérance d’utilité avant l’heure.Retour

[ 21] G. De Molinari,  » De la propriété des inventions « , Journal des économistes, t. VII, 2e série, n˚ 9, 15 septembre 1855, p. 422.Retour

[ 22] Sur cette question, on pourra se reporter à l’essai de Michel Chevalier Les brevets d’invention examinés dans leurs rapports avec le principe de la liberté du travail et avec le principe de l’égalité des citoyens, Paris, Guillaumin, 1878.Retour

[ 23] Proudhon et Victor Hugo adoptent une position voisine.Retour

[ 24] Le choix de cet exemple n’est pas anodin. Le brevet de ce procédé, inventé par Niepce et Daguerre, est acheté par l’Etat. Arago, en le présentant officiellement en 1839, l’offre au domaine public. Il sera dès lors l’objet d’incessantes innovations. En fin de compte, c’est un procédé anglais inventé presque simultanément par Talbot, le calotype (négatif sur papier), qui donnera naissance à la photographie.Retour

[ 25]  » Sur la propriété des inventions « , Journal des économistes, t. XXXIV, 2e série, n˚ 26, avril 1862, p. 85.Retour

[ 26] Il ne répond cependant pas à la question dans son article de 1859. Il y apportera des précisions dans son article de 1880 (cf. infra).Retour

[ 27] Il va même jusqu’à qualifier les  » partisans de la propriété littéraire et artistique absolue et perpétuelle  » de  » gens forts prodigues de tirades sonores mais fort avares de raisonnements économiques et moraux  » [Walras, 1880, p. 223].Retour

[ 28] En ce qui concerne les découvertes scientifiques, Walras préconise par exemple le système de l’enseignant-chercheur, tel qu’on le connaît aujourd’hui dans l’enseignement public :  » Il convient que [le] traitement [du professeur] comprenne à la fois le prix de ses leçons et celui de ses découvertes qui, une fois faites, tombent immédiatement dans le service public  » [Walras, 1880, p. 220].Retour

[ 29] Proudhon semble ignorer l’article de Walras : il n’y fait nulle part référence. On peut penser en revanche qu’il connaît les articles de Dupuit, puisqu’il critique explicitement l’approche utilitariste des droits d’auteur [Proudhon, 1863, p. 28].Retour

[ 30] Diderot,  » Lettre historique et politique sur le commerce de la librairie « , in Le Combat du droit d’auteur, op. cit., p. 29.Retour

[ 31]  » Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable et illimité […]. Mais dès que l’oeuvre est publiée, l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare. Appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C’est ce personnage-là qui dit : je suis là, je prends cette oeuvre, j’en fais ce que je crois devoir en faire, moi, esprit humain ; je la possède, elle est à moi désormais  » [V. Hugo,  » Le domaine public payant « , in Le Combat du droit d’auteur, op. cit., p. 159]. Cette convergence d’idée n’empêchera pas Proudhon de porter un jugement sévère sur l’oeuvre de Victor Hugo :  » Dans quelques années, on ne parlera ni de Lamartine ni de Victor Hugo. Ils resteront, comme des milliers d’autres, dans la mémoire des curieux érudits ; ce sera leur immortalité  » [Proudhon, 1863, p. 26].Retour

[ 32] Le choix de Rousseau est ici malheureux. Passy ne manquera pas de souligner que si Rousseau avait gagné un peu plus d’argent de son travail d’écrivain, il n’aurait peut-être pas été conduit à abandonner ses enfants (in Modeste et alii, op. cit., p. 48).Retour

[ 33] K. J. Arrow,  » Economic welfare and the allocation of ressources for invention « , NBER : The Rate and Direction of Inventive Activity : Economic and Social Factors, Princeton University Press, 1962 ; W. M. Landes et R. A. Posner,  » An economic analysis of Copyright Law « , Journal of Legal Studies, vol. 18, n˚ 2, juin 1989, p. 325-363.Retour

[ 34] Revue d’économie industrielle, n˚ 99, 2e trim. 2002, p. 25.Retour
PLAN DE L’ARTICLE

Le contexte historique du débat
Les termes du débat
Frédéric Bastiat et la défense d’un droit de propriété perpétuel de l’auteur sur son oeuvre 17
Dupuit ou la conception utilitariste du droit d’auteur
Walras et la question de l’appropriabilité de la création
Proudhon : la création est un produit, non une propriété
Louis Blanc : sacerdoce de l’auteur et péril du marché
L’actualité du débat
Bibliographie