Le Conseil d’État se refuse à faire prévaloir le traité sur la loi postérieure. Par cet arrêt, le Conseil d’État cherche à concilier la suprématie des traités sur la loi (article 55 de la constitution) avec son refus de censurer les actes du législateur.
Dans le cadre de son action, l’Administration est soumise à un ensemble de règles que l’on appelle bloc de légalité. Composé principalement de la Constitution, de la loi et la jurisprudence au départ, ces règles se sont vues complétées par les règles édictées par les conventions internationales. Ces dernières ont, selon les Constitutions de 1946 (article 28) et de 1958 (article 55), une autorité supérieure à celle des lois. Cette supériorité ne fut, cependant, admise, à l’origine, qu’à l’égard des lois antérieures. Dans le cas où la loi était postérieure et contraire, le juge administratif ne faisait pas primer la convention internationale. Telle est la solution consacrée par l’arrêt de principe qu’il nous est demandé de commenter.
Cette affaire oppose les débuts de la politique agricole commune et l’indépendance de l’Algérie. Afin de créer un marché commun, diverses mesures ont été prises pour réglementer l’importation de produits agricoles sur le territoire européen. Il est, notamment, substitué, par le décret du 28 juillet 1962, aux droits de douanes un prélèvement communautaire prévu par le règlement n°19 de la communauté économique européenne. De plus, l’importation de produits provenant de l’extérieur de la communauté européenne est soumise à la détention d’un certificat prévu par l’article 8 du décret du 27 janvier 1962. La question est, alors, de savoir si ces règles s’appliquent aux importations en provenance de l’Algérie. En effet, l’article 1° de l’ordonnance du 19 septembre 1962 précise que, pendant quelques mois encore, le régime douanier entre la France et l’Algérie est celui de la période ayant précédé l’indépendance. En d’autres termes, les importations provenant d’Algérie ne sont pas considérées comme des importations extracommunautaires, et l’Algérie est toujours considérée comme faisant partie du territoire douanier français. C’est sur ce fondement que le ministre de l’agriculture autorise le 23 septembre 1963 l’importation en France de 400.000 quintaux de semoules de blé en provenance d’Algérie, et estime, un mois plus tard, le 23 janvier 1964, que cette importation n’est pas soumise au prélèvement prévu par le règlement n°19 précité. Mécontent, le syndicat général des fabricants de semoules de France demande l’annulation de ces deux décisions. Cependant, le 1° mars 1968, par un arrêt de section, le Conseil d’Etat rejette la requête au motif que l’ordonnance du 19 septembre 1963 fait obstacle à l’application du prélèvement communautaire.
Avec cet arrêt, le Conseil d’Etat prend une position qui suscita de nombreuses critiques de la part de la doctrine. En effet, le Conseil d’Etat refuse de faire primer le droit international, fut-il communautaire, sur la loi postérieure et contraire. Ce faisant, il prive l’article 55 de la Constitution d’une partie importante de son effet, la règle posée par cet article ne s’appliquant qu’en ce qui concerne les lois antérieures. Empreinte d’une hostilité au droit international, qui se manifestera aussi à d’autres égards, cette solution s’explique également par l’impossibilité pour le juge administratif de contrôler la constitutionnalité des lois. En effet, selon le juge administratif, faire primer un traité international sur la loi postérieure et contraire reviendrait à opérer un tel contrôle. Cette solution fut emblématique de l’attitude du Conseil d’Etat à l’égard du droit international. Elle ne fut pas suivie, en revanche, par les autres juridictions. C’est, ainsi, que le Conseil constitutionnel refusa d’opérer le contrôle de conventionalité des lois au motif qu’il ne s’agit pas d’un contrôle de constitutionnalité. La Cour de cassation suivit immédiatement la voie tracée par le juge constitutionnel. En revanche, il faudra attendre 1989 pour que le Conseil d’Etat applique pleinement l’article 55 de la Constitution. Ce revirement de jurisprudence incita, alors, la Haute juridiction à accroître les moyens lui permettant d’assurer pleinement le nouveau contrôle dont elle avait décidé d’assumer la charge. Pour autant, certaines solutions manifestent encore la méfiance du juge administratif à l’égard du droit international. La « jurisprudence des Semoules » semble avoir laissé des traces indélébiles dans l’esprit du juge administratif.
Il convient donc d’étudier, dans une première partie, les principes posés par cet arrêt (I), et d’analyser l’abandon de cette solution (II).
I – Une jurisprudence hostile au droit international
Farouche défenseur de la loi interne, le Conseil d’Etat refuse de faire primer le droit international sur la loi postérieure et contraire (A). Cette position est motivée par des raisons tant juridiques qu’idéologiques (B).
A – La primauté de la loi postérieure sur les traités
Il importe, au préalable, eu égard à la difficulté technique de l’arrêt, de mettre en évidence le problème de compatibilité existant entre le droit communautaire et une disposition législative française (1). Pourra, ensuite, être mise en évidence la solution de principe retenue par le Conseil d’Etat (2)
1 – L’incompatibilité entre une disposition législative et le droit communautaire
Cette affaire oppose une ordonnance du président de la République à un règlement communautaire. Il importe, au préalable, de relever la nature législative du premier acte, et de mettre en avant sa contrariété d’avec le droit communautaire.
La mesure en cause est une ordonnance du 19 septembre 1962. Elle a été prise en vertu des pouvoirs conféré au président de la République par la loi du 13 avril 1962 visant à assurer la transition jusqu’à la mise en place des nouvelles institutions en Algérie. Au terme de l’article 50 de la loi du 15 janvier 1963, ces dispositions ont valeur législative. Cette affaire oppose donc un texte de forme législative, sur lequel se fonde le ministre de l’agriculture, et un règlement communautaire.
Selon, l’ordonnance du 19 septembre 1962, l’Algérie fait encore partie du territoire douanier français jusqu’à la mise en application du statut prévu par le titre II de la déclaration de principes relatives à la coopération économique et financière du 19 mars 1962. Aucun prélèvement affectant les importations extracommunautaires ne sauraient être appliquée aux importations en provenance d’Algérie. Or, aux termes du règlement communautaire n° 19, les importations extracommunautaires sont soumises à prélèvement. Dans la mesure où l’Algérie est, aux yeux de l’Union européenne, un pays indépendant et où les accords mentionnés ne concernent que les relations entre la France et l’Algérie, les importations en provenance de ce pays doivent, au terme de ce règlement, être soumises à prélèvement. Une opposition entre ce texte et l’ordonnance du 19 septembre 1962 existe donc. Pour le Conseil d’Etat c’est l’ordonnance qui doit primer.
2 – La solution de principe du Conseil d’Etat
Cet arrêt marque le début de la distinction entre lois postérieures et lois antérieures aux traités. S’agissant des secondes, la solution était, et est restée simple, le juge administratif a toujours considéré que la norme internationale primait sur la loi française. S’il y a contradiction entre les deux textes, il fait prévaloir le traité et la loi est considérée comme abrogée. En revanche, lorsque la loi était postérieure au traité, il en allait tout autrement. Reprenons les deux textes de cet arrêt. Même si cela n’est pas mentionné, l’ordonnance du 19 septembre 1962 est postérieure au règlement n° 19 de la communauté européenne. Dans cette affaire, le juge administratif refuse d’appliquer aux importations en provenance d’Algérie le prélèvement prévu par le règlement communautaire au motif que l’Algérie fait toujours partie du territoire douanier de la France. En prenant cette position, le Conseil d’Etat fait implicitement primer l’ordonnance sur le règlement communautaire.
Cette position fit scandale à l’époque tant elle allait à l’encontre de l’article 55 de la Constitution qui attribue une autorité supérieure au droit international sur toutes les lois française. Cette position a, pourtant, de solides fondements.
B – Les fondements de la solution du Conseil d’Etat
Ce qui motive le plus la décision du Conseil d’Etat est une considération proprement juridique (1). Mais, il y a lieu de relever aussi des arguments plus politiques (2).
1 – Le fondement juridique
La position du Conseil d’Etat est basée sur l’impossibilité pour lui de contrôler la constitutionnalité des lois. Il importe, alors, de comprendre en quoi faire primer un traité sur une loi postérieure et contraire revient à opérer un contrôle de constitutionnalité des lois.
Le raisonnement est plus simple qu’il n’y paraît. Lorsque le législateur adopté une loi contraire à un traité déjà ratifié, celui-ci viole, dans un premier temps, le traité, mais, dans un second temps, il méconnaît la règle posée par l’article 55 de la Constitution instituant la supériorité des traités sur les lois. Dès lors, faire primer un traité sur une loi postérieure et contraire revient, pour le Conseil d’Etat, à sanctionner le non-respect par le législateur de l’article 55 de la Constitution, et donc à opérer un contrôle de constitutionnalité des lois même limité. Or, le juge administratif estime qu’il n’a pas le pouvoir de contrôler la constitutionnalité de la loi. En pareille hypothèse, il considère que la loi fait écran entre l’engagement international et l’acte administratif. Et, ce dernier n’est pas annulé. Cette théorie de la loi-écran a été inaugurée à l’occasion d’une opposition simple entre une loi et la Constitution (CE, sect., 6/11/1936, Arrighi). Ainsi, lorsque le Conseil d’Etat doit confronter à la Constitution un acte administratif qui est, dans le même temps, conforme à une loi, il considère que la loi fait écran entre l’acte administratif et la Constitution, et l’acte administratif n’est pas annulé. Mais, elle trouve une remarquable application dans le domaine du droit international.
Il faut rajouter une autre considération qui tient à l’existence depuis 1958 d’un organe spécifique, le Conseil constitutionnel, chargé de vérifier la constitutionnalité des lois.
Cette position n’est pas, cependant, exempte de critiques. En effet, pour la doctrine, c’est le traité qui n’est pas, au premier chef, respecté, la violation de la Constitution n’est qu’indirecte et limitée. Surtout, l’article 55 de la Constitution se voit privé d’une partie importante de son effet devant les juridictions administratives. Il y a, en effet, lieu selon la doctrine à distinguer contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionalité (voir II-A).
La position du Conseil d’Etat a aussi pour base des raisons plus politiques.
2 – Les fondements politiques
La solution retenue par le Conseil d’Etat est d’abord marquée par le dogme de la loi expression de la volonté générale. Le législateur est souverain et les normes qu’il édicte ne sauraient dès lors s’incliner devant d’autres normes, surtout des normes internationales. Ce constat est renforcé par le fait que les lois n’ont, de plus, était soumis à un contrôle de constitutionnalité que depuis 1958, soit dix ans avant l’arrêt étudié.
Surtout, cette solution semble illustrer l’hostilité dont fait preuve le Conseil d’Etat à l’égard du droit international. Celui-ci semble peu enclin à reconnaître l’autorité de normes sur lesquelles il n’a pas de contrôle. A titre d’exemple, le droit communautaire dérivé ne peut, normalement, être interprété que par la cour de justice des communautés européennes (CJCE). Dès lors, reconnaître l’autorité de ce droit sur la loi française même postérieure reviendrait à se délaisser d’une partie importante de son pouvoir puisque le sens à donner à ce droit est en dernier lieu déterminé par une autre juridiction. La solution rendue en 1968 apparaît, alors, comme un moyen pour le Conseil d’Etat de préserver sa sphère de compétence.
Il faut ici noter l’attitude qu’observe le juge administratif en matière d’interprétation du droit communautaire. Au terme de l’article 233 du traité d’Amsterdam, le juge administratif doit procéder à un renvoi préjudiciel à la CJCE en cas de difficulté d’interprétation. Le Conseil d’Etat ne s’estime, cependant, obligé de suivre cette procédure que si deux conditions sont remplies. La première est que doit exister une difficulté sérieuse sur le sens et la portée d’une disposition de droit communautaire. Il faut, ensuite, que l’issue du litige dépende de la résolution de ce problème.
Plus généralement, le Conseil d’Etat semble n’accorder au droit international que la place la plus réduite possible. C’est, ainsi, qu’à la différence de la cour des justices européennes (CJCE, 4/12/1974, Van Duyn c. Home Office), le juge administratif n’admettait pas à l’origine l’invocabilité directe des directives communautaires à l’égard des actes administratifs individuels (CE, ass., 22/12/1978, Cohn Bendit). Là, où la CJCE interprète de façon extensive le traité sur l’Union européenne, le Conseil d’Etat s’en tient à une lecture littérale du texte européen. Une façon encore de limiter l’importance à attacher aux normes issues de l’ordre international. De plus, l’invocabilité de substitution des directives non transposées à l’égard des actes administratifs réglementaires n’a été admise que tardivement (voir notamment CE, Ass, 3/02/1989, Cie Alitalia).
Toutes ces solutions traduisent une attitude hostile au droit international. La position de 1968 fut, d’ailleurs, maintenue onze ans plus tard (C.E., ass., 22/10/1979, UDT). Et, ce n’est qu’en 1989 que le Conseil d’Etat abandonna cette solution.