4 avril 1914 – Gomel – Rec. Lebon p. 488
Conseil d’Etat
statuant
au contentieux
N° 55125
Publié au Recueil Lebon

M. Vergniaud, Rapporteur
M. Chardenet, Commissaire du gouvernement

M. Mayniel, Président

Lecture du 4 avril 1914

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour le sieur Gomel, demeurant à Paris, ladite requête et ledit mémoire enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat les 4 septembre et 16 octobre 1913 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler pour excès de pouvoir un arrêté en date du 26 juillet 1913 par lequel le Préfet de la Seine lui a refusé l’autorisation de construire un bâtiment d’habitation sur un terrain lui appartenant à Paris place Beauveau ; Vu le décret du 26 mars 1852 ; Vu la loi du 13 juillet 1911 article 118 ; Vu la loi du 24 mai 1872 ; Vu la loi des 7-14 octobre 1791 ;
Considérant qu’aux termes de l’article 3 du décret du 26 mars 1852, « tout constructeur de maisons, avant de se mettre à l’oeuvre devra demander l’alignement et le nivellement de la voie publique au devant de son terrain et s’y conformer » ; que l’article 4 du même décret, modifié par l’article 118 de la loi du 13 juillet 1911, porte : « Il devra pareillement adresser à l’Administration un plan et des coupes cotées des constructions qu’il projette, et se soumettre aux prescriptions qui lui seront faites dans l’intérêt de la sûreté publique, de la salubrité ainsi que de la conservation des perspectives monumentales et des sites, sauf recours au Conseil d’Etat par la voie contentieuse » ;
Considérant que ce dernier article ainsi complété par la loi du 13 juillet 1911 a eu pour but de conférer au préfet le droit de refuser, par voie de décision individuelle, le permis de construire, au cas où le projet présenté porterait atteinte à une perspective monumentale ; que les seules restrictions apportées au pouvoir du préfet, dont la loi n’a pas subordonné l’exercice à un classement préalable des perspectives monumentales, sont celles qui résultent de la nécessité de concilier la conservation desdites perspectives avec le respect dû au droit de propriété ;
Mais considérant qu’il appartient au Conseil d’Etat de vérifier si l’emplacement de la construction projetée est compris dans une perspective monumentale existante et, dans le cas de l’affirmative, si cette construction, telle qu’elle est proposée, serait de nature à y porter atteinte ;
Considérant que la place Beauveau ne saurait être regardée dans son ensemble comme formant une perspective monumentale ; qu’ainsi, en refusant par la décision attaquée au requérant l’autorisation de construire, le préfet de la Seine a fait une fausse application de l’article 118 de la loi précitée du 13 juillet 1911 ;

DECIDE :

DECIDE : Article 1 : L’arrêté susvisé du Préfet de la Seine est annulé. Article 2 : Expédition … Intérieur.

Analyse du Conseil d’Etat

L’arrêt Gomel marque une extension significative du contrôle qu’exerce le juge de l’excès de pouvoir sur l’administration : pour la première fois, le Conseil d’État admit de contrôler non seulement l’exactitude du raisonnement juridique suivi par l’administration mais aussi la validité de la qualification juridique des faits à laquelle elle s’était livrée pour prendre la décision attaquée.

M. Gomel s’était vu refuser la délivrance d’un permis de construire par l’autorité administrative au motif que la place Beauvau à Paris, où il possédait un immeuble sur lequel il souhaitait réaliser des travaux, constituait une perspective monumentale au sens de l’article 118 de la loi du 31 juillet 1911, qui prévoyait que l’administration pouvait refuser de délivrer un permis de construire dans le but de conserver une perspective monumentale. L’administration, pour refuser son permis à M. Gomel, s’était livrée à une qualification juridique des faits, en considérant que la place Beauvau constituait une perspective monumentale. Avant l’arrêt du 4 avril 1914, le Conseil d’État se refusait à contrôler la qualification juridique des faits à laquelle procédait l’administration ; il se bornait à vérifier que le raisonnement de l’administration était juridiquement correct. Dans l’espèce en cause, l’administration avait correctement raisonné : elle pouvait refuser de délivrer le permis demandé au motif que la construction envisagée porterait atteinte à une perspective monumentale puisque ce motif de refus était expressément prévu à l’article 118 de la loi de 1911. En revanche, l’exactitude de la qualification juridique des faits à laquelle s’était livrée l’administration était beaucoup plus contestable ; elle se ramenait à une question : la place Beauvau était-elle une perspective monumentale au sens de l’article 118 de la loi de 1911 ? En l’espèce, le Conseil d’État répondit par la négative et annula le refus opposé à M. Gomel.

Au-delà de l’espèce, la solution adoptée par le Conseil d’État à l’occasion de cet arrêt a conduit le juge à étendre de façon décisive son contrôle sur les actes de l’administration. Il ne se limite plus à une simple vérification de la rectitude juridique du raisonnement, il vérifie si l’administration a correctement raisonné au regard des faits en cause, si ces faits étaient « de nature à » justifier la décision prise. Si le Conseil d’État ne va pas encore jusqu’à contrôler la matérialité des faits en cause, il n’attendra que deux ans pour le faire (CE, Camino , 14 janvier 1916, p. 15), parachevant l’évolution dessinée par l’arrêt Gomel. Seule l’opportunité continue d’échapper au contrôle de juge de l’excès de pouvoir : lorsque les textes applicables laissent à l’administration une marge d’appréciation, le juge de l’excès de pouvoir se borne à contrôler la rectitude du raisonnement suivi, la validité de la qualification juridique des faits, l’exactitude matérielle des faits ; mais il ne contrôle pas les raisons d’opportunité qui ont conduit l’administration à prendre sa décision.

Depuis l’arrêt Gomel , toutes les fois qu’un texte soumet une décision administrative à des conditions de fait juridiquement qualifiées, le juge de l’excès de pouvoir contrôle que les faits en cause étaient de nature à justifier la décision qui a été prise. De telles conditions se rencontrent dans pratiquement tous les domaines, et sont particulièrement nombreuses dans le droit de l’urbanisme (exemple : tel site est-il pittoresque au sens de la loi du 2 mai 1930 ?), en matière de responsabilité de la puissance publique (exemple : tel comportement est-il constitutif d’une faute de nature à entraîner réparation ?), dans le domaine de la police administrative (exemple : les atteintes à l’ordre public à l’origine de la mesure de police en cause sont-elles suffisantes pour la justifier ?), dans le contentieux des étrangers (exemple : les faits en cause sont-ils de nature à justifier l’expulsion de l’intéressé ?).