Conseil d’Etat
statuant
au contentieux
N° 17614
Publié au Recueil Lebon

M. Romieu, Rapporteur
M. Tardieu, Commissaire du gouvernement

Lecture du 29 janvier 1909

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la requête sommaire et le mémoire ampliatif présentés pour la compagnie des messageries maritimes, société anonyme dont le siège est à Paris, ladite requête et ledit mémoire enregistrés au Secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat les 8 septembre 1904 et 30 juin 1905 et tendant à ce qu’il plaise au Conseil annuler une décision, en date du 28 août 1904, par laquelle le ministre des Postes a mis à sa charge une somme de 64.900 francs, montant des amendes encourues par elle pour retards apportés pendant la grève des états-majors de la marine marchande à Marseille, en avril et mai 1904, aux départs de ses paquebots et inexécution des services maritimes postaux dont elle est concessionnaire pour le bassin oriental de la Méditerranée, les mers des Indes, de la Chine et du Japon, l’Australie et la Nouvelle-Calédonie, la côte Orientale d’Afrique, le Brésil et la Plata ;
Vu le décret du 11 juin 1806 et la loi du 24 mai 1872 ; Vu l’article 1153 du Code civil modifié par la loi du 7 avril 1900 ;
Considérant qu’aux termes de l’article 35 du cahier des charges annexé à la convention du 30 juin 1886 et maintenu par la convention du 5 novembre 1894 passée entre l’Etat et la Compagnie des messageries maritimes pour l’exécution des services maritimes postaux, tout retard au départ des paquebots rend la Compagnie passible d’une amende, sauf le cas de force majeure dûment constaté ;
Considérant que les grèves partielles ou générales, qui peuvent se produire au cours d’une entreprise, n’ont pas nécessairement, au point de vue de l’exécution du contrat qui lie l’entrepreneur au maître de l’ouvrage, le caractère d’événements de force majeure ; qu’il y a lieu, dans chaque espèce, par l’examen des faits de la cause, de rechercher si la grève a eu pour origine une faute grave de la part de l’entrepreneur, si elle pouvait être évitée ou arrêtée par lui, et si elle a constitué pour lui un obstacle insurmontable à l’accomplissement de ses obligations ;
Considérant qu’à la suite de réclamations formulées par les inscrits maritimes contre plusieurs officiers de la marine marchande employés par diverses compagnies de navigation et de mises à l’index ayant eu pour effet, d’obtenir le débarquement de ces officiers, tous les états-majors des navires de commerce du pont de Marseille ont décidé de se solidariser et de cesser le travail tant que les Compagnies, qui avaient cédé aux menaces des inscrits maritimes, n’auraient pas réintégré dans leur emploi les officiers débarqués ;
Considérant, d’une part, que la grève générale des états-majors de la marine marchande survenue dans ces circonstances, n’avait pas pour origine une faute de la Compagnie des messageries maritimes ; que cette Compagnie, qui était étrangère au conflit existant entre les inscrits maritimes et les états-majors, n’avait pas le pouvoir de la prévenir ni de l’arrêter, qu’il n’est nullement établi qu’elle ait cherché à la favoriser, et qu’il n’est relevé à sa charge aucun fait de nature à engager de ce chef sa responsabilité ; qu’ainsi la grève générale des états-majors, a eu à l’égard de la Compagnie des messageries maritimes le caractère d’un événement indépendant de sa volonté, qu’elle était impuissante à empêcher ;
Considérant, d’autre part, que la grève générale des états-majors avait pour conséquence de rendre impossible le départ des paquebots de la Compagnie et l’exécution du service postal qui lui était confié ; que l’Etat n’a, à aucun moment, offert à la Compagnie des messageries maritimes, ainsi qu’il l’a fait pour d’autres compagnies, le concours des officiers de la marine nationale ; qu’il s’agissait pour elle, non d’une simple gêne, mais d’un obstacle insurmontable ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la Compagnie des messageries maritimes est fondée à soutenir que la grève des états-majors a constitué pour elle le cas de force majeure prévu par l’article 35 de son cahier des charges, et à demander à être exonérée des amendes mises à sa charge pour inexécution de son service ; qu’il y a lieu dès lors de condamner l’Etat à lui rembourser la somme de 64.900 francs, représentant le montant de ces amendes, et à lui payer les intérêts de ladite somme à partir du jour où le prélèvement en a été indûment effectué ;

DECIDE :

DECIDE : Article 1er : La décision du Ministre des Postes et Télégraphes en date du 28 août 1904 est annulée. Article 2 : L’Etat remboursera à la compagnie des messageries maritimes la somme de 64.900 francs, montant des amendes perçues sur ladite Compagnie, avec intérêts du jour où le prélèvement en a été effectué. Article 3 : L’Etat est condamné aux dépens. Article 4 : Expédition de la présente décision sera transmise au ministre des Postes et Télégraphes.

Précédents jurisprudentiels : CF. Compagnie générale transatlantique et Compagnie de navigation mixte, 1909-01-29, Recueil p. 121
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