L’anthropologue a pour travail de comprendre la culture de l’autre. Dans cette
démarche, les clés dont il s’inspire, sont généralement empruntés à la culture de la
société, qu’il cherche à comprendre : Il essaie d’en reconstruire la vision du monde et les
systèmes de représentations, en privilégiant le point de vue des acteurs de cette culture
sur son propre point de vue. Cette démarche comporte le risque de demeurer
emprisonnée à l’intérieur du discours de l’autre, de ne plus pouvoir sur cette base,
élaborer le savoir dont la portée transcende la particularité de l’autre. Mais
l’anthropologie, comme d’autres sciences sociales, possède des concepts qui permettent
une meilleure compréhension des problèmes juridiques, comme la décentralisation.
En tant que réforme visant un transfert de compétences du niveau central au niveau
local, la décentralisation propulse aux commandes, de nouveaux acteurs locaux. Les
élites locales, qu’elles soient modernes (responsables d’associations de développement,
fonctionnaires ressortissants de la localité, députés) ou traditionnelles (chefs
traditionnels, notables) peuvent se présenter soit comme des acteurs du changement
social, soit au contraire, se révéler de puissants facteurs de freinage, voire de blocage des
changements attendus. Vus sous l’approche anthropologique, je me permets de revisiter
certains acteurs de la décentralisation qui intéressent nos magistrats municipaux dans
l’exercice des compétences transférées.
La Population
Si nous-mêmes nous n’avons pas prononcé ce type de phrase un jour ou l’autre, on a
entendu cette antienne : « la population a pris les choses en main » En effet le consensus
n’a rien de naturel, dans un village africain pas plus qu’ailleurs. C’est une production
sociale complexe, qui ne va jamais de soi. La « population » n’est jamais un acteur
collectif. L’anthropologie nous enseigne qu’une population, n’existe pas : c’est un
assemblage instable d’acteurs plus ou moins agglomérés en groupes et en réseaux
particuliers. C’est l’alchimie de ces acteurs, groupes et réseaux qui passionne
l’anthropologue.
L’Etat
Il est tout aussi impossible d’échapper à l’usage de ce mot. Et pourtant, dès qu’on veut
lui donner une valeur analytique, il doit éclater en diverses composantes. Par Etat en
effet on évoque tantôt l’Institution Etat, avec un grand E, avec ses mythes, sa légitimité
et son idéologie, tantôt des appareils d’Etat et des structures administratives, tantôt la
classe politique qui dirige ces appareils, voire la politique qu’elle met en œuvre, tantôt
une bureaucratie, elle même diverse…
Du point de vue de la décentralisation, on peut au moins dégager deux niveaux
totalement différents de l’Etat. D’un côté on aura le gouvernement, et les services sous
son autorité directe à la capitale : ce sont les décideurs de la décentralisation, ceux qui la
conçoivent, par exemple tantôt de façon plutôt active et osée, tantôt en la limitant le plus
possible. De l’autre coté, on aura les représentants locaux de l’Etat, eux-mêmes variés, préfets et sous-préfets, services techniques, personnels administratifs déconcentrés : ce
sont les exécutants de la décentralisation, parfois victimes de la réforme, qui renâclent à
céder une partie de leurs pouvoirs, parfois au contraire « tuteurs » de la réforme, qui en
tirent parti… C’est cette seconde acception de l’Etat, celle qui concerne les représentants
étatiques sur la scène locale, qui, en ce qui concerne la mise en œuvre de la
décentralisation, c’est-à-dire, son insertion dans des arènes villageoises ou urbaines,
intéresse les maires. Le préfet assure la tutelle sur la commune. Le maire a besoin de
l’avis technique des délégués départementaux et régionaux dans son activité.
La société civile
Ce terme, issu d’une longue tradition de philosophie politique, évoque généralement des
dynamiques « populaires », « endogènes », « d’en bas », face à son contraire déprécié,
l’Etat, sa bureaucratie, son despotisme, ses rigidités…
La « société civile », cela semble particulièrement flou, dès lors qu’il s’agirait de tout ce qui n’est pas l’Etat ; s’agit-il de l’individu, de la famille, du petit commerce, des entreprises privées, des ONG, des sectes religieuses, etc. ? En fait, on s’aperçoit vite que le référent habituel de cette expression, quand elle prend un sens tant soit peu concret, correspond de fait assez exactement au secteur associatif, ce secteur intermédiaire, cet ensemble d’organisations, groupements, associations en tous genres qui ont fleuri depuis une vingtaine d’années en Afrique, dans le domaine de la production, du développement, de la politique ou de la religion. Parfois, dans le contexte actuel de l’ajustement structurel, on y associera les entrepreneurs privés.
Mais alors, pourquoi ne pas se contenter de parler de « secteur associatif » (ou d’entreprise privée) ? Sans doute parce qu’avec l’expression de « société civile » les associations gagnent un « plus » de légitimité envers les bailleurs de fond : au lieu de ne représenter que ce qu’elles sont, c’est-à-dire une association composée d’adhérents, elles représentent « la société civile » (dont elles seraient l »’émanation »), c’est-à-dire donc un peu la société toute entière. En réalité, nous sommes là face à une simple association qui prétend, sans mandat électif, parler au nom d’un intérêt général qui n’en est pas un.
Les élites
L’élite locale a tendance à instrumentaliser et à contrôler le processus électoral, en plaçant à la tète des collectivités territoriales décentralisées des personnes acquises à leur cause.
Les chefs {traditionnels Bien qu’en déclin, avec les transformations politiques et sociales profondes qui affectent la plupart des pays africains (affaiblissement des coutumes, progression du phénomène urbain) les chefferies traditionnelles continuent d’exercer une influence sur le cours de la vie politique, économique, sociale locale.
Bénéficiant de la reconnaissance, du respect et de la considération de la majorité des populations rurales, elles s’imposent de fait comme des interlocuteurs incontournables de l’Etat, des projets de développement et des bailleurs de fonds Au Cameroun, l’intégration des chefs traditionnels dans l’administration locale est constitutionnelles depuis 1996. Aux termes de l’article 57 de la loi constitutionnelle du 18 Janvier 1996, le conseil régional comprend des représentants du commandement traditionnel de la région.
La décentralisation, jeu des acteurs ?
La décentralisation est avant tout une affaire d’hommes et de femmes. Ce sont eux qui font vivre, évoluer ou régresser la réforme. Rien ne peut se faire sans eux. Ils sont les acteurs de la réforme. En s’inspirant de la théorie de l’acteur et le système de Michel Crozier, on remarque que les acteurs ont une tendance naturelle à refuser le changement pour une raison essentielle :chacun sait ce qu’il va perdre, mais ne sait pas ce qu’il va gagner. En effet dans une organisation qui a une certaine ancienneté, chaque acteur, du plus petit au plus grand, s’est forgé une aire de liberté. Celle-ci repose sur trois éléments essentiels :
– Les informations dont dispose chaque acteur qui ne lui servent réellement que dans l’organisation qu’il connait ;
– Les savoir faire qu’il a appris et qui risquent de ne plus lui servir pareillement dans une organisation modifiée ;
– Les réseaux qu’il s’est forgé et qui lui permettent de savoir et d’agir le plus efficacement possible.
Toute modification de l’organisation menace les acteurs qui auront pour première réaction, une attitude de refus, ou au moins de méfiance, à l’égard de tout projet de changement.
La décentralisation peut donc être appréhendée comme un enjeu autour duquel des acteurs ou des groupes d’acteurs s’affairent en vue d’en tirer des avantages particuliers.
Toute redistribution, même partielle des cartes, s’opère au sein d’un jeu déjà en cours.
Toute introduction de pouvoirs nouveaux ou de ressources nouvelles se greffe sur un fond d’intrigues. Chaque acteur a ses réseaux sociaux propres, et il en joue à sa façon. Les réseaux peuvent être à la fois des enjeux, des ressources, et des contraintes.
Les réseaux peuvent être des enjeux de la décentralisation, dans la mesure où l’accès à des responsabilités municipales peut permettre de s’insérer dans de nouveaux réseaux, ceux, internationaux, de la coopération décentralisée et des jumelages, par exemple, ou ceux, nationaux, des élites régionales, voire nationales.
Les réseaux sont aussi à l’évidence des ressources, qui favorisent l’éligibilité aux fonctions décentralisées, que ce soit l’appartenance à des réseaux confessionnels ou partiaires, ou la capacité d’attirer des « projets » via des ONG du Nord.
Enfin, les réseaux sont aussi des contraintes, car les responsables de collectivités locales vont se trouver obligés de redistribuer certains « bénéfices » de leurs fonctions à leurs réseaux d’appartenance, familiaux ou clientélistes par exemple.
Pour faire avancer le processus de décentralisation, les maires devront, dans la
réalisation de tout projet :
-privilégier la consultation, l’information et le dialogue ;
-imaginer le jeu des acteurs probables, face au changement souhaité. Il ne faut pas se contenter de concevoir de beaux projets « sur papier », mais se demander constamment face à un projet, quels sont les enjeux ? Qui va gagner quoi, qui va perdre quoi ? Ne peut-on pas faire autrement ? Sur quels alliés objectifs espérer s’appuyer ?
En définitive, comme pour toute réforme, de nombreuses contraintes locales jonchent le chemin de la décentralisation surtout en milieu rural, du fait de la faible appropriation locale de ses enjeux. Ces enjeux, sans lesquels le processus ne restera qu’un effet de mode, ne se décrètent pas, ils se construisent et se renforcent patiemment, parfois dans l’adversité, mais toujours dans la durée.
Publié le vendredi 27 Janvier 2010.