La grève consiste dans la cessation collective et concertée du travail, afin d’exercer une pression sur le chef d’entreprise ou les Pouvoirs publics (G. Camer-lynck et G. Lyon-Caen, n° 599). La grève est l’arme syndicale par excellence, encore que notre droit admette parfaitement (sauf dans les services publics) la licéité des grèves « sauvages » selon la terminologie anglo-saxonne, c’est-à-dire déclenchées en dehors de toute intervention du syndicat. Ce fut longtemps la seule et l’amélioration de la condition ouvrière n’a, la plupart du temps, été obtenu qu’à la suite de mouvements revendicatifs. Malgré le développement contemporain de la négociation collective qui, elle aussi, tend au même but, la grève a conservé à l’époque moderne, une importance essentielle. L’attitude du législateur à l’égard de ce phénomène spontané de la vie sociale a subi une évolution tout à fait remarquable. Considérée comme une manifestation de violence, génératrice d’un trouble social intolérable, la grève a d’abord encouru la réprobation juridique et est tombée sous le coup de la loi pénale ; elle fut ensuite simplement tolérée avant d’être constitutionnellement reconnue. Que de chemin parcouru ! Si, à une époque où l’accélération du droit va de pair avec l’accélération de l’histoire, il n’est pas rare de voir autoriser aujourd’hui ce qui était hier pénalement défendu, une aussi complète transmutation de qualité juridique demeure exceptionnelle. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que, malgré la reconnaissance du droit de grève (§1), l’existence effectif de celui-ci (§2) continue de soulever, en pratique, des difficultés que la loi n’a pu toutes résoudre et qui n’ont trouvé de solution que grâce à l’effort créateur de la jurisprudence et des milieux professionnels intéressés eux-mêmes.
I – LA RECONNAISSANCE DU DROIT DE GREVE
Le fait a ici précédé le droit ou s’est même insurgé contre lui. La grève est un phénomène ancien que l’on retrouve avec une constance remarquable à toutes les époques de notre histoire sociale. Malgré les interdictions fulminées par le législateur (interdiction des « coalitions » par la loi Le Chapelier et par les art. 414 et s. du Code pénal), des conflits violents opposent employeurs et ouvriers désireux d’améliorer leurs conditions de travail (grève des imprimeurs parisiens en 1830, grève des canuts lyonnais en 1831, grèves de 1834 à Paris, au cours desquelles se produit le massacre de la rue Transnonain…). Un tel divorce entre la réalité sociale et la règle juridique n’a pu être indéfiniment maintenu. Il faut attendre la loi du 25 mai 1864, votée sous l’Empire libéral à l’instigation d’Emile Olivier, pour voir disparaître de notre arsenal répressif, le délit de coalition. La réforme est d’importance parce que par là même, la grève se trouve désormais exemple en principe d’implication pénale mais, sur le plan civil, la jurisprudence, en l’absence de toute précision dans les textes légaux, attache au fait de grève une conséquence extrêmement rigoureuse pour les salariés : la rupture du contrat de travail. Malgré cette menace, les grèves furent fréquentes sous le Second Empire et la République. Interdite sous le régime de Vichy, la grève reçoit après la Libération, une consécration juridique solennelle. Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 range le droit de grève parmi ceux « les plus nécessaires à notre temps » et précise qu’il s’ « exerce dans le cadre des lois qui le règlementent ». Ce « coup de chapeau » donné au droit de grève dans ce Panthéon des droits que constitue le préambule de la Constitution, serait resté dépourvu de toute incidence pratique sur la condition des salariés, si l’art. 4 de la loi du 11 février 1950 n’en avait plus concrètement tiré une conséquence capitale : La grève ne rompt pas le contrat de travail, sauf faute lourde imputable aux salariés. » Seule l’éventualité de la perte de son salaire, à l’exclusion de toute menace sur la stabilité, lorsque celui-ci déterminera son attitude face à un mouvement de grève.
Les limitations du droit de grève
Dès 1946, il avait été prévu, dans le préambule de la Constitution, que le droit de grève serait, comme tout autre droit, susceptible de limitation.
La mise en place du « cadre des lois », qui devait réglementer le droit de grève, ne s’est pas effectuée sans difficultés. Les travailleurs ont interprété la reconnaissance constitutionnelle du droit de grève comme manifestant le caractère exceptionnel et la primauté d’un droit considéré désormais comme intangible. On a pu parler, à ce propos, d’une « mystique » de l’intangibilité de la grève. Insoutenable en droit, cette conception du droit de grève, droit qui ne serait pas comme les autres, n’en a pas moins pesé sur la détermination du législateur. Mais l’Etat ne peut rester indifférent devant un phénomène tel que la grève qui, si une certaine réglementation n’était édictée, pourrait menacer le corps social de paralysie. Ces considérations s’imposent avec une évidence nécessitée lorsqu’il s’agit de la grève des agents publics. Interdire sous la IIIe République (arrêt Winkell, Conseil d’Etat, 7 août 1909) ; autorisée sous la IV e République arrêt Dehaene, Conseil d’Etat, 7 juillet 1950), sous réserve de certaines interdictions de bons sens (fonctionnaires « d’autorité » ; personnel de la police et des Compagnies républicaines de Sécurité…), plus étroitement réglementée sous la Ve République (L. 31 juillet 1963), la grève des fonctionnaires et agents publics est aujourd’hui licite. Certains « garde-fous » ont, en 1963, été placés par le législateur pour protéger le public (prohibition des grèves tournantes). Une menace diffuse plane d’ailleurs sur le droit de grève des fonctionnaires, ainsi, bien qu’à un moindre degré, sur les salariés du secteur privé, car les uns et les autres peuvent en être temporairement privés par l’exercice du droit de réquisition.
L’ordonnance du 7 janvier 1959 (art.45) autorise le gouvernement à réquisitionner « l’ensemble du personnel faisant partie d’un service ou d’une entreprise considérés comme indispensables pour assurer les besoins du pays ». La menace est en réalité moins grave qu’on ne pourrait le croire au premier abord : bien qu’assorti de sanction pénales. Le refus de déférer à un ordre de réquisition n’est que difficilement réprimé si une masse importante des grévistes persiste dans sa détermination (ex. : grève des mineurs de mars 1963).
II – L’EXERCICE DU DROIT DE GREVE
La loi du 31 juillet 1963 n’est applicable que dans le secteur public. S’agissant des entreprises du secteur privé, le cadre légal fait encore défaut. Vingt ans après le vote de la Constitution de 1946, le droit de grève demeure pour l’essentiel, d’origine jurisprudentielle.
A/ Le déclenchement de la grève n’est soumise à aucune formalité particulière (sauf dans le secteur public (L. 31 juillet 1963).
La jurisprudence exige seulement qu’il y ait « concert préalable » entre les grévistes. Le terme manque de précision. Il est évident que pour qu’il y ait « concert », il faut être plusieurs… Alors qu’un salarié individuel qui cesse son travail se rend coupable d’une violation de discipline qui l’expose à un congédiement, il n’ya juridiquement grève que si une collectivité de travailleurs est concernée.
B/ Le déroulement de la grève.
La durée de la grève est variable. Limitée quelquefois à quelques heures, voire à quelques minutes (car aucune durée minimum n’est exigée), elle se prolonge parfois pendant des semaines ou des mois. Malgré la suspension des contrats individuels de travail, la grève n’est pas un « temps mort » pendant lequel les protagonistes sociaux demeurent figés. C’est une épreuve de force qui, dans une entreprise paralysée, se déroule dans une atmosphère chargée d’électricité. Tous les coups n’y sont pas permis et la jurisprudence et la loi se sont efforcées d’en codifier les règles. La grève étant une interruption du travail il n’ya pas, selon la Cour de cassation, arrêt du travail »lorsque le travail est exécuté au ralenti ou dans des conditions défectueuses ». Ainsi se trouve exclu le « coup bas » que constitue la grève perlée pendant laquelle les travailleurs, au lieu d’arrêter purement et simplement le travail, l’exécutent dans les conditions inhabituelles de lenteur. La jurisprudence n’est d’ailleurs pas toujours d’une parfaite netteté lorsqu’il s’agit de faire la nécessaire discrimination entre ce qui peut être admis et ce qui est intolérable. C’est ainsi qu’elle a pu, dans certains cas, considérer comme abusive des grèves surprises ou débrayages répétés lorsqu’ils désorganisent durablement la production, élément objectif. Une grève ne peut pourtant avoir d’efficacité que si elle nuit à l’entreprise…
Le contrôle jurisprudentiel sur le déroulement de la grève s’exerce non seulement sur les modalités de celle-ci, mais aussi sur le comportement individuel des grévistes et de l’employeur. L’art.4 de la loi du 11 février 1950 a subordonné la rupture (désormais exceptionnelle) du contrat de travail à la condition d’une faute lourde imputable au salarié. Ont été reconnus constitutifs de faute lourde, les actes tendant à paralyser le jeu des services de sécurité ; les voies de faits ou violences a l’encontre du chef d’entreprise ou des membres du personnel sont également constitutives de faute lourde. Encore que la faute doit être « imputable au salarié », ce qui postule l’appréciation du Comportement individuel de celui-ci, la seule participation du travailleur à une grève politique est considéré comme fautive. L’illicéité de la grève, phénomène collectif, détient ici sur la condition juridique individuelle du salarié.
Le comportement de l’employeur peut également donner prise à la censure de la jurisprudence. Le lock-out notamment est, dans ce combat social considéré comme un agissement déloyal, en principe condamnable. Si le mot est récent, la pratique est ancienne. Elle consiste dans l’interdiction temporaire de l’accès des lieux du travail aux salariés. Le patron, en agissant de la sorte, entend imposer sa volonté au personnel. Courant au XIXe siècle, le lock-out offensif, dans lequel l’employeur prend l’initiative des hostilités, ne se rencontre plus pratiquement de nos jours. Par cette mesure extrême, le chef d’entreprise cherche, soit à briser dans l’œuf une grève imminente, encore que son attitude puisse rappeler celle de Gribouille qui, de peur d’être mouillé par la pluie, se jetait dans la rivière, soit à répondre à un mouvement de grève perturbant le fonctionnement de l’entreprise.
Cette pratique patronale, peu conforme à l’esprit du droit du travail moderne, tout entier orienté vers la protection des travailleurs est pudiquement passée sous silence dans tous les textes de nos lois. Pour la jurisprudence, l’employeur qui est tenu de fournir du travail au salarié, commet un manquement à son obligation contractuelle lorsqu’il lui interdit par un lock-out l’accès des lieux du travail. Cette pratique qui, depuis la loi du 25 mai 1864 supprimant le délit de coalition, ne tombe plus sous le coup de la loi pénale est donc sur le plan civil, illicite ; en conséquence, l’employeur demeure débiteur des salaires, malgré l’absence de toute prestation de travail. Deux tempéraments d’importance ont néanmoins été apportés par la jurisprudence à la prohibition de principe. Si la grève a désorganisé l’entreprise de telle manière que la poursuite du travail par les ouvriers non grévistes s’avère impossible, l’employeur pourra, conformément au principe classique, arguer de la force majeure pour lock-outer l’ensemble de son personnel. Il pourra agir de même, sans engager sa responsabilité, si, à l’issue de la grève, le travail ne peut, pour des raisons techniques, être repris immédiatement. La jurisprudence lave également de tout reproche d’illicéité, l’employeur, lorsqu’il a riposté par un lock-out à des grèves abusives (débrayages successifs et répétés, ayant pour but de désorganiser la production, grèves perlées..). Dans cette optique, le lock-out licite apparaît comme l’antidote de la grève abusive. La grève illicite secrète le lock-out licite.
C) la fin de la grève : un mouvement de grève peut être brisé par une mesure de réquisition si « les besoins essentiels du pays sont en cause » (O.7 janvier 1959). Il peut prendre fin dans la lassitude générale, les salariés reprenant progressivement leur travail n’ayant pas supporté longtemps la perte de leur rémunération. L’heureux aboutissement des revendications peut également aboutir à une reprise du travail qui sera alors la conséquence d’un accord. Seuls les travailleurs qui, à l’occasion de la grève, se sont rendus coupables d’une faute lourde risquent de perdre leur emploi si l’employeur en tire argument pour leur refuser, à l’issue de la grève, l’accès aux lieux du travail. Quant aux autres, ils doivent conformément à l’art 4 de la loi du 11 février 1950, selon lequel la grève « ne rompt pas le contrat de travail à reprendre leur place au sein de l’entreprise sans qu’il y ait lieu à réembauchage. Leur contrat de travail a simplement été suspendu pendant la durée de la grève, il doit reprendre toute son efficacité à l’issue de celle-ci. La seule conséquence de l’interruption provisoire de travail sera, en ce qui les concerne, une retenue sur salaire, proportionnelle à durée de grève.
D) la recherche d’une solution pacifique : étant donné les inconvénients économiques et sociaux d’un mouvement de grève, l’état ne peut rester indifférent devant le déroulement prolongé de celui-ci et cherche à y mettre fin par des procédures appropriées. Une réglementation adéquate est difficile à élaborer et à mettre en œuvre. Discipliner la grève et y mettre fin, n’est-ce pas, selon les syndicats ouvriers, émousser une arme dont l’utilité demeure essentielle pour les travailleurs ? Quant aux employeurs, jaloux de leur autorité, ils redoutent de la voir battue en brèche par l’intervention d’un tiers et appréhendent les indiscrétions que celui-ci pourrait commettre dans l’accomplissement du mandat d’apaisement à lui confié, en faisant fit de ce fameux « secret des affaires » auquel ils demeurent très attachés. Aussi bien, les techniques connues de notre droit sont-elles d’une vertu contraignante assez faible, car il s’agit moins d’imposer que d’inciter ou de suggérer.
La plus ancienne est celle de la conciliation. Son caractère obligatoire, affirmé par la loi du 11 février 1950, ne doit pas faire illusion : la jurisprudence a en effet jugé qu’une grève déclenchée avant tout essai de conciliation n’a pas pour autant de caractère fautif, la conciliation pouvant être engagée après le déclenchement du conflit (soc 24 mai 1955). La procédure, extrêmement souple, présence pour aboutir à un accord à la suite de successions réciproques. Elle s’exerce en principe dans le cadre d’une commission de conciliation d’origine conventionnelle, à défaut, une procédure réglementaire prévue par la loi du 11 février 1950 est appelée à jouer.
Obligatoire en 1936, où elle avait donné d’excellents résultats, la procédure d’arbitrage est simplement facultative (loi 11 février 1950). C’est donc librement que les protagonistes sociaux décident de confier à un arbitre le soin de trancher leur différend. Cette décision peut être prise à propos d’un litige particulier déjà existant ou à l’avance en vertu d’une clause compromissoire qui prendre ultérieurement effet en cas de conflit. L’arbitre statue en droit dans les litiges juridiques et en équité dans les litiges économiques. La sentence de l’arbitre doit être motivée. Elle doit être notifiée et déposée au secrétariat du conseil des Prud’hommes. Ses effets sont ceux d’une convention collective et les sanctions sont celles que la loi attache à la violation d’une telle convention. La procédure d’arbitrage n’est, en fait, que rarement utilisée.
De grands espoirs avaient été placés à l’origine dans la procédure de médiation importée d’Amérique, où elle donne depuis longtemps d’excellents résultats. Cette technique nouvelle introduite en France par le décret du 5 mai 1955 et la loi du 26 juillet 1957, présente l’avantage d’une très grande souplesse. Librement choisi par les parties ou, à défaut, désigné par le ministre sur des listes des personnalités compétentes, préalablement établies en accord avec les organisations syndicales représentatives, le médiateur procède d’abord à une enquête. De très larges pouvoirs d’investigation lui sont reconnus.
A l’issue de son enquête, le médiateur émet une recommandation. Compte tenu de la situation de l’entreprise et des revendications présentées, il suggère une solution. Les parties en présence ne sont nullement tenues de s’incliner devant la recommandation du médiateur. Celle-ci n’a aucun caractère obligatoire. Le médiateur a toutefois un moyen de pression : la publication éventuelle de sa recommandation. Cette technique originale a donné à l’origine d’excellents résultats. Depuis quelques années toutefois, les conflits heureusement terminées grâce à l’intervention d’un médiateur, se font plus rares.