Tribunal des conflits
statuant
au contentieux
N° 00035
Publié au Recueil Lebon
M. Mercier, Rapporteur
M. David, Commissaire du gouvernement
Lecture du 30 juillet 1873
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu l’arrêté, en date du 16 mai 1873, par lequel le préfet du département de l’Oise a élevé le conflit d’attributions dans une instance pendante devant le tribunal de Senlis, entre le sieur Pelletier et M. le général de Ladmirault, commandant la première division militaire, M. Choppin, préfet de l’Oise, et M. Leudot, commissaire spécial de police à Creil ; Vu la loi des 16-24 août 1790, titre 2, article 13, et celle du 16 fructidor an 3 ; Vu l’article 75 de la Constitution de l’an 8 ; le décret rendu par le Gouvernement de la Défense nationale le 19 septembre 1870 ; la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège ; Vu les ordonnances du 1er juin 1828 et du 12 mars 1831, le règlement du 26 octobre 1849, la loi du 4 février 1850 et celle du 24 mai 1872 ;
Considérant, en ce qui concerne l’interprétation donnée par le tribunal de Senlis au décret du 19 septembre 1870, Que la loi des 16-24 août 1790, titre 2, article 13, dispose : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ; «
Que le décret du 16 fructidor an 3, ajoute : « Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes administratifs de quelque espèce qu’ils soient ; »
Que l’article 75 de la Constitution de l’an 8, sans rien statuer sur la prohibition faite aux tribunaux civils de connaître des actes administratifs, et se référant exclusivement à la prohibition de citer devant les tribunaux civils les administrateurs pour raison de leurs fonctions, avait disposé : « Les agents du Gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions qu’en vertu d’une décision du Conseil d’Etat ; en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires ; »
Considérant que l’ensemble de ces textes établissait deux prohibitions distinctes qui, bien que dérivant l’une et l’autre du principe de la séparation des pouvoirs dont elles avaient pour but d’assurer l’exacte application, se référaient néanmoins à des objets divers et ne produisaient pas les mêmes conséquences au point de vue de la juridiction ;
Que la prohibition faite aux tribunaux judiciaires de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient, constituait une règle de compétence absolue et d’ordre public, destinée à protéger l’acte administratif, et qui trouvait sa sanction dans le droit conféré à l’autorité administrative de proposer le déclinatoire et d’élever le conflit d’attribution, lorsque, contrairement à cette prohibition, les tribunaux judiciaires étaient saisis de la connaissance d’un acte administratif ;
Que la prohibition de poursuivre des agents du Gouvernement sans autorisation préalable, destinée surtout à protéger les fonctionnaires publics contre des poursuites téméraires, ne constituait pas une règle de compétence, mais créait une fin de non-recevoir formant obstacle à toutes poursuites dirigées contre ces agents pour des faits relatifs à leurs fonctions, alors même que ces faits n’avaient pas un caractère administratif et constituaient des crimes ou délits de la compétence des tribunaux judiciaires ;
Que cette fin de non-recevoir ne relevait que des tribunaux judiciaires et ne pouvait jamais donner lieu, de la part de l’autorité administrative à un conflit d’attribution ;
Considérant que le décret rendu par le Gouvernement de la Défense nationale, qui abroge l’article 75 de la Constitution de l’an 8, ainsi que toutes les autres dispositions des lois générales et spéciales ayant pour objet d’entraver les poursuites dirigées contre les fonctionnaires publics de tout ordre, n’a eu d’autre effet que de supprimer la fin de non-recevoir résultant du défaut d’autorisation avec toutes ses conséquences légales et de rendre ainsi aux tribunaux judiciaires toute leur liberté d’action dans les limites de leur compétence ; mais qu’il n’a pu avoir également pour conséquence d’étendre les limites de leur juridiction, de supprimer la prohibition qui leur est faite, par d’autres dispositions que celles spécialement abrogées par le décret, de connaître des actes administratifs et d’interdire, dans ce cas, à l’autorité administrative le droit de proposer le déclinatoire et d’élever le conflit d’attribution ;
Qu’une telle interprétation serait inconciliable avec la loi du 24 mai 1872 qui, en instituant le Tribunal des conflits, consacre à nouveau le principe de la séparation des pouvoirs et les règles de compétence qui en découlent ;
Considérant, d’autre part, qu’il y a lieu, dans l’espèce, de faire application de la législation spéciale sur l’état de siège ;
Considérant, en effet, que l’action formée par le sieur Pelletier devant le tribunal de Senlis, contre M. le général de Ladmirault, commandant l’état de siège dans le département de l’Oise, M. Choppin, préfet de ce département, et M. Leudot, commissaire de police de Creil, a pour objet de faire déclarer arbitraire et illégale, par suite nulle et de nul effet, la saisie du journal que Pelletier se proposait de publier, opérée, le 18 janvier 1873, en vertu de la loi sur l’état de siège ; en conséquence, de faire ordonner la restitution des exemplaires indûment saisis et de faire condamner les défendeurs, solidairement, en 2.000 francs à titre de dommages-intérêts ;
Considérant que l’interdiction et la saisie de ce journal, ordonnées par le général de Ladmirault, en sa qualité de commandant de l’état de siège dans le département de l’Oise, constituent une mesure préventive de haute police administrative prise par le général de Ladmirault, agissant comme représentant de la puissance publique, dans l’exercice et la limite des pouvoirs exceptionnels que lui conférait l’article 9, n° 4, de la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège, et dont la responsabilité remonte au Gouvernement qui lui a délégué ces pouvoirs ;
Considérant que la demande de Pelletier se fonde exclusivement sur cet acte de haute police administrative ; qu’en dehors de cet acte il n’impute aux défendeurs aucun fait personnel de nature à engager leur responsabilité particulière, et qu’en réalité la poursuite est dirigée contre cet acte lui-même, dans la personne des fonctionnaires qui l’ont ordonné ou qui y ont coopéré ;
Considérant qu’à tous ces points de vue le tribunal de Senlis était incompétent pour connaître de la demande du sieur Pelletier ;
DECIDE :
DECIDE : Article 1er : L’arrêté de conflit en date du 16 mai 1873 est confirmé. Article 2 : Le jugement du tribunal de Senlis du 7 mai 1873 et l’exploit introductif d’instance du 17 mars 1873 sont annulés. Article 3 : Transmission de la décision au Garde des Sceaux pour l’exécution.
Analyse du Conseil d’Etat
L’arrêt Pelletier est à l’origine de la distinction entre faute personnelle et faute de service et fonde ainsi le partage de responsabilité entre l’administration et ses agents, en cas de faute causant des dommages à des tiers.
L’article 75 de la Constitution de l’an VIII, en vertu duquel un particulier ne pouvait poursuivre un fonctionnaire pour un fait relatif à ses fonctions qu’avec l’autorisation du Conseil d’État, d’ailleurs accordée très exceptionnellement, était resté en vigueur avec force de loi jusqu’à son abrogation par le décret législatif du 19 septembre 1870. Ce décret, pris par le gouvernement de la Défense nationale, mettait ainsi fin à la « garantie des fonctionnaires ». Les agents publics étaient désormais soumis au droit commun et les éventuelles poursuites dirigées contre eux jugées par les tribunaux judiciaires sans procédure spécifique.
L’affaire Pelletier donna cependant l’occasion au Tribunal des conflits d’interpréter ce texte, en jugeant qu’il devait être combiné avec la loi des 16 et 24 août 1790, en vertu de laquelle : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ». Il considéra qu’il résultait de la loi de 1790 et de la Constitution de l’an VIII deux interdictions distinctes, la première constituant une règle de compétence destinée à protéger l’acte administratif, et la seconde constituant une règle de procédure destinée à protéger les fonctionnaires contre des « poursuites téméraires », même si les faits pour lesquels ils étaient poursuivis n’avaient pas un caractère administratif mais constituaient des crimes ou délits de la compétence des tribunaux judiciaires. Le décret de 1870 avait eu pour effet de supprimer l’obligation d’une autorisation préalable mais non d’étendre la compétence des tribunaux judiciaires et de leur permettre de connaître des actes administratifs.
En l’espèce, M. Pelletier avait demandé à un tribunal judiciaire de déclarer illégale la saisie du journal qu’il se proposait de publier, opérée en vertu de la loi sur l’état de siège, d’ordonner la restitution des exemplaires saisis et de condamner le commandant de l’état de siège, le préfet du département et le commissaire de police compétent au paiement de dommages et intérêts. Le Tribunal des conflits jugea que la demande du requérant se fondait exclusivement sur l’acte de haute police administrative, consistant dans l’interdiction et la saisie du journal, pris par le commandant de l’état de siège, agissant comme représentant de la puissance publique, dans l’exercice des pouvoirs exceptionnels que lui conférait la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège. En dehors de cet acte, aucun fait personnel de nature à engager leur responsabilité particulière n’était imputé aux défendeurs, et en réalité, la poursuite était « dirigée contre cet acte lui-même, dans la personne des fonctionnaires qui l’ont ordonné ou qui y ont coopéré ». Il en résultait que le juge judiciaire n’avait pas compétence pour en connaître.
C’est de cet arrêt que découle la distinction entre faute personnelle – le Tribunal des conflits utilise ici l’expression de « fait personnel » – et faute de service. La faute personnelle est celle qui se détache assez complètement du service pour que le juge judiciaire puisse en faire la constatation sans porter pour autant une appréciation sur la marche même de l’administration. La faute de service, en revanche, est le fait de l’agent qui est tellement lié au service que son appréciation implique nécessairement un jugement sur le fonctionnement de l’administration. Selon les formules de Laferrière, il y a faute de service « si l’acte dommageable est impersonnel, s’il révèle un administrateur plus ou moins sujet à erreur » ; il y a faute personnelle s’il révèle « l’homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences » (concl. sur T.C. 5 mai 1877, Laumonnier-Carriol , Rec. p. 437). La responsabilité pécuniaire de l’agent ne peut être mise en jeu qu’en cas de faute personnelle, et elle l’est alors devant le juge judiciaire. Toutefois, la jurisprudence a évolué dans un sens plus protecteur des victimes, confrontées à l’insolvabilité des agents publics, et de ces agents eux-mêmes, qui peuvent être l’objet de poursuites abusives : même en cas de faute personnelle, sauf dépourvue de tout lien avec le service, la victime peut également, comme en cas de faute de service, poursuivre l’administration devant le juge administratif (voir 26 juillet 1918, Epoux Lemonnier, p. 761). L’administration pourra cependant, dans une telle hypothèse, exercer une action récursoire à l’encontre de l’agent responsable (voir Ass. 28 juillet 1951, Laruelle , Delville , p. 464).